Christophe Laurens est architecte-paysagiste, cofondateur du master Alternatives Urbaines à Vitry-sur-Seine. Les étudiants y sont formés à l’architecture, le paysage ou la scénographie. Avec eux, Christophe Laurens a mené un projet sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes restitué dans un livre : Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre [1]. Il est venu en parler lors de la résidence qui s’est déroulée en juillet 2019 à la Cathédrale de Jean Linard.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?
Voyant l’écosystème politique qui se mettait en place là-bas, la ZAD m’est apparue assez vite comme un lieu qui regroupait toutes les questions posées à l’intérieur du master : comment on habite la surface de la Terre autrement, en inventant des formes sociales, politiques et écologiques, de vies alternatives. J’ai imaginé emmener les étudiants sur la ZAD parce qu’il y avait vraisemblablement des leçons à en tirer : la ZAD apparaîssait facilement comme une école hors-les-murs.
On s’est dit qu’on allait faire un atlas pour cartographier les modes de vie : comment chaque lieu individuel était lié à chaque lieu collectif ? Comment les petits collectifs étaient liés à un ensemble plus vaste ? On s’est rendu compte qu’il existait déjà pas mal de cartographies de la ZAD.
L’idée de l’atlas, c’était aussi de décrire l’ensemble de l’aventure pour en garder une trace. A l’époque, la menace d’expulsion était encore très forte : l’aéroport n’était pas encore abandonné et la gendarmerie menaçait quasiment en permanence de venir détruire toute l’expérience qui avait eu lieu ici.
Dès le départ, cette ambition que le document puisse servir d’ « archive » est apparue ?
C’est l’un des premiers arguments qui nous a amenés là-bas. Mais il est assez vite passé au second plan par rapport à l’envie de décrire les lieux pour eux-mêmes et de comprendre la vie qui était en train de s’inventer. On est passé de l’atlas au relevé des cabanes qui est un registre un peu différent : il ne s’agit plus d’une vision de l’ensemble du territoire mais d’une description de la vie à partir de la matérialité des cabanes : comment elles sont construites, à partir de quels matériaux… et comment les gens vivent dedans. Peu importe la dimension patrimoniale ou pas.
On voulait déjà s’inscrire dans le fait que même l’aéroport abandonné, il y avait des gens qui étaient installés dans une vie quotidienne depuis plusieurs années et que cette vie allait se prolonger. C’est cette installation-là qui nous intéressait. C’est cette lutte, par l’habitation du lieu, qui avait transformé la vie des gens et transformé les possibilités d’habiter autrement.
Comment les habitants ont-ils pris le fait que vous veniez dessiner leurs maisons, disséquer leurs manières de vivre et de fonctionner ?
C’est une dimension très importante de ce travail. Evidemment, c’est un lieu habité : ce n’est pas un zoo, une exposition, un musée… c’est la vraie vie, de vrais gens. Le travail de préparation en amont a pris du temps : savoir si le projet leur parlait, visiter, installer des relations de confiance… On devait leur faire comprendre qu’on ne venait pas juste pour faire une photo de la ZAD et repartir, mais pour établir une discussion au long cours.
Ensuite, on est allé sur place avec une vingtaine d’étudiants. On a été accueillis à l’Université Populaire Anarchiste du Haut-Fay.
Le premier jour, nous avions fixé une réunion à la Wardine mais il n’y avait personne ! Ceux qui nous accompagnaient nous ont dit : « C’est pas que ça ne les intéresse pas, c’est juste qu’ils ont autre chose à faire. » On a commencé quand même à aller voir ceux qui avaient donné leur accord et ils étaient là, très contents de nous accueillir…
Finalement, il y a dans le livre des cabanes qu’on n’avait pas forcément prévu de relever, d’autres qui n’y sont pas parce que les gens n’étaient pas là ou ils ne voulaient plus ou ça tombait mal… Ce n’est pas du tout un choix exhaustif ou stratégique : c’est le résultat de relations de politesse, respectueuses… Est née une petite famille d’exemples de cabanes diverses, le but n’étant pas de décrire l’ensemble de l’expérience. Ce n’est pas LA ZAD, c’est quelques cabanes, quelques relations avec quelques personnes.
Comment les habitants ont-ils accueilli le résultat final ?
Entre l’expérience et la présentation du livre sur la ZAD, trois ans ont passé. Une fois rentrés à Vitry, on a mis les relevés au propre et défini les protocoles de dessin. Il y a eu beaucoup de discussions sur les modes de représentation : le dessin d’architecture, c’est notre outil, mais il s’adresse habituellement à des personnes qui s’apprêtent à construire ; là, les cabanes étaient déjà construites et elles sont des « architectures anarchitectures », des architectures vernaculaires, atypiques, sans architecte.
On voulait offrir des vues synthétiques des situations en faisant un plan de coupe, complètement différentes du croquis, qui donnent un point de vue, tout en traduisant le registre d’architectures sans architecte. On a fait ce qu’on appelle des relevés habités et des relevés qui décrivent les milieux dans lesquels sont installées les cabanes.
Donc on a dessiné la cabane, on a dessiné aussi la cafetière, la petite cuillère… l’arbre qui est devant, le buisson, l’oiseau, la terre… Une tentative de saisie d’un milieu dans lequel sont à peu près sur le même plan les arbres, la nature, la cabane elle-même et aussi les objets. Et tout ça faisant milieu, un milieu habité par les zadistes.
Dans la fabrication du livre, il y a aussi eu des photos : on a rencontré Cyrille Weiner. La ZAD faisait partie de ses sujets de travail. Il est venu plusieurs mois après les étudiants, il a fait sa série de photos pour trois cahiers dans le livre.
Il a fallu changer d’éditeur en cours de route, lancer la souscription pour financer le livre et on a travaillé aussi avec Built Paris qui a assuré la mise en page… Après, il y a eu des rencontres. On est retourné sur la ZAD apporter une cinquantaine d’exemplaires du livre, avec certains des étudiants qui avaient participé et les nouveaux. C’était au mois de mai dernier.
Vous avez trouvé une situation bien différente de la première fois, puisque la plupart des cabanes avaient disparu…
Curieusement, la situation était différente mais pas tant que ça. Parce ce que la ZAD continue, en fait, malgré des destructions très violentes, très rudes… L’essentiel de la structure des lieux de vie est toujours en place et continue d’exister.
Quand on est revenu, les discussions avaient évolué parce que l’aéroport était abandonné. On est enfin maintenant dans la question « comment on vit, comment on s’installe dans le bocage ? ».
Sur les destructions elles-mêmes, c’était assez émouvant… C’était assez étonnant pour les gens qui voyaient leurs cabanes, ces objets un peu bricolés ici dessinés avec soin…Il y avait d’un coup une présence, une resurgence… Le côté « mémoire » a fonctionné.
Tu as participé à la résidence « Habiter et bâtir autrement » à la Cathédrale de Jean Linard.
Quel lien entrevois-tu entre ce site et ce qui se joue sur la ZAD ?
Le lien n’est pas évident à première vue. La ZAD et la Cathédrale sont deux objets qui appartiennent à des mondes différents. Il y a quand même des choses communes qui sont pour moi du côté de la liberté : à leur manière, ils participent à étendre les libertés de l’imaginaire, les libertés sociales, politiques.
La Cathédrale a aussi ce lien avec la nature qu’on a vu, nous, sur la ZAD, dans cette manière d’habiter où les cabanes sont très poreuses avec le bocage et l’environnement. Parce qu’entre un lieu commun qui peut être la cuisine, le jardin ou l’atelier, et les petits lieux individuels qui constituent une constellation d’habitations, il faut souvent traverser un champ, un bois… La nature est dans la maison. On habite le bocage littéralement, ce n’est pas une image. Ici aussi, il y a cette porosité entre la nature et la construction. Les uns et les autres tirent cet élargissement de leur liberté aussi de leur lien avec la nature. Il y a une inspiration qui est sûrement commune.
Vois-tu aussi des points communs dans leur singularité, dans le fait d’être hors-normes ?
C’est là où ils se rejoignent : dans une manière de faire qui n’a pas le souci de la reconnaissance sociale. Ni individuelle pour Jean Linard et sa cathédrale, ni collective pour la ZAD. C’est aussi ça qui donne la liberté de résister à la pression sociale pour construire une façon d’exister différente. Jean Linard l’a fait de manière individuelle, avec son imaginaire débordant qui étend l’imaginaire humain commun, à sa manière. Sur la ZAD, c’est un autre registre mais qui se nourrit aussi de ne pas céder à la pression sociale pour ouvrir l’imaginaire commun, cette fois-ci sur la dimension sociale et politique.
Ce qui rejoint ces mondes-là, historiquement, ce sont tous les mouvements anarchistes libertaires écolo. Ils relient ces vies singulières, à travers une institutionnalisation appropriée c’est-à-dire construite par les habitants eux-mêmes et le collectif auquel ils appartiennent, et le lien à la nature.
Le fait de sentir que les arbres poussent tout seuls inspire à ces gens l’idée que eux aussi ont une capacité à produire tout seuls, à se structurer tout seuls, et à porter des institutions qui leur sont propres. Je pense de plus en plus que les anarchistes sont des gens qui ne sont pas contre les institutions mais qui se sentent capables d’instituer le monde eux-mêmes.
Se sentir capable de… Quand Jean Linard construit très librement sans savoir-faire particulier, il y va : il a envie, il le fait et il apprend en le faisant. La plupart des gens qui sont arrivés sur la ZAD ne savaient pas construire une maison. Mais on leur a dit : vas-y, on va te filer un coup de main ! Ils se sont eux-mêmes étonnés de leur capacité à construire une cabane et la vie et le monde qui va avec. C’est quand même un espèce d’ « empowerment » très fort.
Comment peut-on reproduire ces modèles sur d’autres lieux en préservant l’esprit ou les faire vivre d’une autre manière, ailleurs ? »
Il y a l’idée qu’il faut se faire confiance et, au prix de quelques risques, on peut construire sa vie de manière beaucoup plus libre que ce qu’on avait imaginé jusque-là. Il y a des marges de manœuvre, y compris dans la construction sociale, politique, et pas seulement artistique mais, là aussi, cela relève d’une conquête imaginaire. Il faut se sentir tenu de vivre, d’être à la hauteur d’une possible liberté humaine, individuelle et collective. C’est la tentative de la ZAD, c’est ambitieux, compliqué parce qu’aujourd’hui la maille sociale, politique et, de plus en plus administrative et économique, est resserrée et qu’on est très contenu par ce filet. Quand l’État est à ce point encastré dans le capitalisme mondialisé, ça devient très compliqué. Dans cette maille, il faut se débattre.
Les Jean Linard, les zadistes, desserrent un peu les mailles. Ça rappelle à chacun d’entre nous que les vies libres sont possibles. Plus ou moins, chacun à sa manière, avec son registre, mais c’est possible.
Cette appétence pour une vie libre retrouve de l’énergie, parce que le désastre annoncé de la modernité lié au réchauffement climatique et à toutes ses conséquences nous oblige à imaginer d’autres formes de vie.
On est un certain nombre à se dire que la ZAD est une possibilité, pas le modèle du tout, mais une tentative qui parlera à nos enfants, une tentative d’avenir. Il faut démultiplier ces tentatives et les nourrir autant que possible. Au moins les protéger, au moins ne pas les détruire, c’est la moindre des choses face au désastre qu’on nous annonce : que ceux qui essaient d’ouvrir des pistes soient au moins encouragés.
Commencent à être de nouveau entendues des histoires de relations à la nature qui sont vécues de manière beaucoup plus intimes, personnelles, qui peuvent être exposées y compris de manière théorique. Il y a tout un imaginaire lié à l’animisme, méprisé pendant assez longtemps, qui peut être revisité par les sciences humaines.
On se rappelle que les peuples autochtones, les peuples indigènes, ont à peu près tous placés dans la forêt, dans les montagnes et la nature, leurs ancêtres. Ils construisaient des systèmes respectant les ancêtres et respectant la nature. Cette indifférenciation entre les êtres et la nature faisait que tout était différent : on appartenait réellement, littéralement à la terre, à la nature. Toute l’histoire de l’Humanité s’est faite avec ça. Sauf nous. Nous, les modernes. On est en train de comprendre que la tentative moderne n’est plus tenable et qu’il faut maintenant, au plus vite, abandonner cette manière de construire un monde artificiel par-dessus la terre, en la faisant disparaître et en la méprisant. Il faut commencer à défaire ce monde pour de nouveau se relier à la terre, la forêt, la nature.
La ZAD, c’est cette idée d’habiter dans le bocage, un milieu naturel assez fragile, et de l’habiter pleinement en y vivant, en y travaillant, de ne pas en faire une réserve naturelle mais de dire, par l’habitation humaine, qu’on entretient la terre et tout ce qu’elle nous offre, ses merveilles, les poireaux, les pommes de terre, le lait des vaches… tout ça est une seule et même chose, une seule et même vie, une seule et même tentative.
Ces petites expériences – je dis « petites » parce qu’elles concernent 150 à 200 personnes, quelques centaines d’hectares, c’est presque rien, c’est vraiment tout petit mais en termes d’ambitions, d’imaginaire, d’espoir, c’est énorme – sont très fortes. »
Notes
↑1 | Christophe Laurens (dir.), Notre-Dame-des-Landes : ou le métier de vivre, avant-propos Patrick Bouchain, Jade Lindgaard, photos Cyrille Weiner, Paris : Loco, 2018. |
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