Du 19 au 23 août 2019, nous avons assisté aux rencontres à la Ferme de Lachaud, à Gentioux-Pigerolles, dans la Creuse, intitulées Puissances de l’habiter. Matériaux pour des écoles de la terre [1]. Ces rencontres visent, à travers des approches principalement théoriques, à échanger sur les présupposés, les principes et les catégories du politique, aujourd’hui particulièrement bouleversés par le paradigme écologique et les devenirs terrestres. La question de l’habiter inclut ici tous les êtres qui recouvrent la Terre : animaux, plantes, humains.
Ces « matériaux » se veulent comme des outils à disposition des expérimentations en cours, notamment celles qui font face au front des destructions environnementales, et qui remettent en cause la séparation, fondatrice de la modernité, entre nature et culture, distinction qui semble être une des causes de la crise écologique que nous traversons.
Le paradigme écologique montre que l’espace du conflit politique n’est pas réductible à l’espace social : il n’est pas question de défendre une classe ou des grands principes écologiques, mais plutôt un certain sens du lieu, des modes d’existences, des formes d’habiter en somme.
Lundi 19
Dans la réunion plénière d’introduction, nous revenons sur ces expressions : déterrestration / ré-terrestrer la Terre. Nous assistons depuis fort longtemps à un processus de déterrestration des humains, c’est-à-dire le fait d’avoir rompu les liens entre tous les êtres vivants, source de violence et d’injustices. Le processus de déterrestration, au-delà de l’arrivée du capitalisme, s’est produit progressivement à travers 3 phases historiques : 1) au moment de l’origine de la religion : Dieu n’a besoin de rien d’autre pour exister (pas de la nature donc) et l’homme est fait « à son image » ; 2) Descartes : l’être humain n’a besoin d’aucun lieu pour exister ; 3) 1960 et l’arrivée de la culture Cyborg : la technologie nous permettra de nous émanciper encore plus de la nature et du vivant. Devenir terrestre signifie donc rétablir ces liens entre tous les vivants. Qu’est-ce que ça veut dire, pour nous, habiter la terre ?
Nous sommes environ une centaine de personnes sur le site de Lachaud, en ce premier jour d’installation. On se pose : on pose les thématiques qui seront abordées lors de la semaine, on pose nos tentes, on se pose pour manger pour la première fois à la cantine autogérée, on nous pro-pose une organisation collective. Nous sommes invités à participer : vider les toilettes sèches, aider à préparer les repas, tenir le bar, faire des balades dans la forêt, suivre les moutons… habiter ce bout du plateau, en somme. Le soir, nous assistons à une projection dans la grange, le film de Fabrizio Terranova sur Donna Haraway, éminente philosophe, primatologue et féministe, qui a bousculé les sciences sociales et la philosophie contemporaine en tissant des liens sinueux entre la théorie et la fiction [2]. Ce film nous met dans une ambiance étrange : pendant que la biologiste se raconte, une multitude de méduses commencent à peupler l’écran… à tel point qu’on ne sait plus quelle histoire suivre, celle de l’humain, ou celles de ces animaux ?
La nuit est claire et froide, il fait frais dans notre tente, trop légère pour nous protéger de l’humidité de fin d’été, et la présence de nos chiens ne suffit pas à nous réchauffer… c’est peut être ça aussi re-devenir terrestres ?
Mardi 20
« Habiter c’est pouvoir voir l’horizon, le lieu où la terre et le ciel se rencontrent », dit Jean-Christophe Bailly. En effet, c’est exactement ce qui manque à quelqu’un enfermé dans une prison. Dans son intervention, Bailly met l’accent sur l’imprégnation progressive de l’être humain avec la technologie, responsable de son éloignement de la nature. Il prend l’exemple de nos maisons : elles sont devenues de moins en moins perméables à l’extérieur et, en vertu de cette exigence première, elles se sont uniformisées. Il faudrait retrouver une certaine cohérence du bâti, le bon sens inné chez les anciens, qui n’étaient pas des spécialistes et pourtant construisaient des édifices avec les matériaux locaux, un savoir vernaculaire très important, et que nous sommes en train de perdre.
Lors de l’atelier de la revue de(s)générations [3], il est question de définir le « nous ». Un « nous extensible» (qui comprend autant des animaux, végétaux, minéraux, paysages …) et qui puisse « résister » à la société capitaliste sans s’enfermer dans un enclos : le nous de la ZAD, qui existe au moment où il se déclare, mais qui peut aussi vite être remis en question ; un nous de liens, et pas un nous d’appartenance ou identitaire, qui soutient une intensité de liens et qui n’est pas excluant, un nous en devenir. Dans les propos des participants à l’atelier on passe constamment de la nécessité de se définir et se déterminer en tant que communautés en opposition au pouvoir écrasant du capitalisme, et la peur de se renfermer vis-à-vis des autres, de ceux•lles qui sont en dehors de ce « nous » (humains ou non).
Quelqu’un prend la parole et dit : « Les zapatistes ne parlent pas d’effondrement, mais de « tempête ». Du coup, quand tu es dans une tempête, par exemple dans un navire, tu as plutôt intérêt à être copain de celui à côté de toi, plutôt que contre. C’est peut être ça le « nous » d’aujourd’hui : avec les gilets jaunes qui ont voté FN toute leur vie et qui aujourd’hui veulent lutter contre le capitalisme… ».
Une question aussi intéressante est posée : comment faire sortir à l’extérieur des communautés qui les ont produites les expérimentations de la ZAD et des autres collectifs ?
Une autre clé de décryptage, qui va se représenter à plusieurs reprises lors de cette semaine, est l’urgence de changer nos imaginaires, de multiplier les expériences qui permettent de nous mettre à la place d’un végétal ou d’un animal et de changer notre point de vue, pour faire évoluer les imaginaires vers des futurs possibles. Dans cette perspective, on parlerait donc plutôt de dépasser le capitalisme et non plus de lutter contre… Le film de la veille se terminait avec Donna Haraway qui lisait sa nouvelle de science-fiction The Camille Story, Children of Compost [4], fable inter-espèce pour la fabrication d’un monde vivable pour tous. A quel point sommes-nous disposés à changer radicalement notre point de vue et imaginer d’autres futurs possibles ?
Mercredi 21
Avec la philosophe Émilie Hache, il est question de re-raconter les récits du progrès et les mythes qu’y sont associés, mythes qui renvoient à « l’exceptionnalité de l’humain ». Rouvrir ces mythes correspond donc à créer des nouveaux récits et des nouveaux imaginaires. Parmi ces mythes, il y a celui où l’homme ne peut pas être considéré comme de la nourriture. Elle nous raconte l’histoire de l’anthropologue australienne Val Plumwood (1939-2008) et de son expérience de se sentir la proie d’un crocodile dans les années ‘80 [5], une expérience qui a beaucoup alimenté sa réflexion. Notre culture exclut que nous puissions être considérés comme un autre animal faisant partie de la chaîne alimentaire. Ce refus se reflète aussi dans nos rites funéraires qui assurent une totale séparation entre la terre et le corps. Si on change notre perspective et on se considère « aussi » de la nourriture, cela nous permet de comprendre que les autres animaux ne sont pas « que » de la nourriture, mais des être pensants avec une âme.
Dans son atelier, l’écrivaine Marielle Macé (Nos cabanes, 2019) nous invite à voir l’eau comme un sujet politique ; au prétexte de raconter les différentes acceptions du mot « noues », on opère un voyage : dès son origine paysanne, vers tous les sens qui découlent de ce mot. Les noues sont de petites zones humides, abris végétaux et lignes d’infiltration des pluies, qui témoignent d’un savoir-faire et d’un savoir-vivre avec l’eau, délaissé dans les terres d’agriculture intensive, mais avec lequel on renoue aujourd’hui, matériellement, politiquement. Mais le mot « noue » définit également une partie de la charpente, elle aussi destinée à recueillir les eaux. Et la charpente nous rappelle l’histoire d’Arthur Lochmann (1985), un philosophe qui a décidé de devenir charpentier, car son travail intellectuel le rendait trop éloigné de la matière : ce nouveau métier lui permet de se réapproprier un savoir autour du bois, les différentes essences et la manière de se mettre en relation avec. Dans son livre La vie solide [6], savoir et savoir-faire se réconcilient. Cet exemple permet à Macé de souligner l’égalité de l’intelligence, de comment il y a de la pensée partout, notamment dans les savoirs vernaculaires et paysans, et de l’ethnocide que cette pensée a subi (non sans consentement), depuis l’introduction de l’exploitation intensive de la terre. Comme le mot paysan se re-politise, notamment dans les lieux de lutte, les noues, que l’agriculture intensive avait éliminées pour laisser la place au goudron qui imperméabilise tout, reviennent également : plusieurs villes décident aujourd’hui de rétablir un dialogue avec l’eau, sans pour autant nier ce qui a été l’impact de l’homme et de la technologie (voir les exemples de Bruxelles et de ses « jardins d’orage », de Genève et de l’Aire qui va jusqu’à la Jonction).
Jeudi 22
J’assiste brièvement à l’atelier de Florence Caeymaex, chercheuse du FNRS : il serait difficile de faire un résumé ici, mais j’ai voulu acheter Habiter le trouble avec Donna Haraway (Editions Dehors, 2019) car le personnage de Donna Haraway a peuplé cette semaine à plusieurs reprises. Le livre est une sélection d’essais issus des champs des sciences humaines et de la philosophie contribuant à la réception francophone de la pensée de Haraway. Ils évoquent les débats sur l’anthropocène, les luttes éco-féministes et pacifistes, les institutions psychiatriques ou encore le spécisme.
Pour le Laboratoire d’imagination insurrectionnelle de Isabelle Fremeaux et John Jordan, se réterrestrer correspond à changer notre manière d’appréhender l’art. Le but n’est pas de construire des œuvres d’art mais de « participer », ne pas faire semblant. Ces artistes-auteurs sont invisibles, ne cherchent aucune reconnaissance et sentent le besoin de « suivre la nature », s’ancrer dans un territoire. Pour eux, aujourd’hui, le rôle de l’art est exactement de construire des rituels, comme moyen de reconstitution de liens sociaux, supprimés avec la révolution industrielle et l’arrivée du capitalisme. Se réapproprier ces rituels, en créer des nouveaux, c’est un acte politique et d’intégration au territoire : la fonction première d’un rite est de tisser des liens. Ils nous proposent donc d’imaginer notre propre rituel de mort : « dans un rituel, nous nous souvenons du sacré, pas dans le sens de quelque chose devant lequel nous nous inclinons, mais de ce à quoi nous tenons le plus ».
Vendredi 23
Dans son atelier « L’écologie et la mort », le philosophe Pierre Madelin nous propose de réfléchir à notre manière d’habiter la Terre : arriver à accepter que les ressources de notre planète sont finies passe aussi par l’acceptation de notre propre « finitude » donc de notre mort. Le refus de la mort nous a conduit à croire que nous ne sommes pas terrestres (particulièrement dans la pensée occidentale). Habiter est devenu synonyme de se sédentariser, ne plus être en exil, avoir un foyer. La Terre est plutôt présentée comme le lieu de l’exil dans plusieurs religions occidentales. Pourquoi cette déterrestration ? La Terre est le lieu du vieillissement et de la mort. Il y aurait donc deux manières de l’habiter : celle des sujets qui ont un rapport sensible avec la nature et la Terre, mais qui sont privés de rationalité (en gros tous les individus dominés : femmes, esclaves, etc) ; et celle de l’être humain maître qui, possédant la raison, essaye constamment d’affirmer son pouvoir sur la mort, pour un jour redevenir immortel (comme Dieu). Aujourd’hui, après quelques siècles durant lesquels ces croyances se sont ancrées, on en est là : l’humanité libérée de la mort est une humanité qui est sortie du cadre terrestre. Nos vies deviennent de plus en plus longues, les conquêtes technologiques et les sciences vont aussi dans ce sens. Nous voulons supprimer toutes nos caractéristiques terrestres : nos corps, désormais saturés de médicaments, pesticides et conservateurs ne se décomposent même plus dans le cercueil.
C’est aussi ça, habiter autrement, re-devenir terrestres : se relier avec les autres, avec les lieux, avec la terre.
Notes
↑1 | Voir : https://materiaux-ecolesdelaterre.fr/2019/07/30/le-programme/ |
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↑2 | Fabrizio Terranova, Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival, Belgique / France, 81’, 2016. |
↑3 | Voir : https://www.desgenerations.com |
↑4 | Nouvelle parue dans l’ouvrage de Donna J. Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham (États-Unis) : Duke University Press, 2016. |
↑5 | Voir : https://www.terrestres.org/2019/01/16/loeil-du-crocodile |
↑6 | Arthur Lochmann, La vie solide, La charpente comme éthique du faire, Paris : Payot, 2019. |