Sommaire
En couverture : Bonaria porta i fiori ai suoi cari [Bonaria amène des fleurs à ses proches], années 1990. Huile sur toile, 59,5 x 49,5 cm.
Laurent Danchin (1946-2017) a été un chercheur généreux et une référence fondamentale pour tous ces jeunes prospecteurs qui, comme moi, se sont rapprochés du monde de l’art brut en France dans les années 2000 [1]. C’est grâce à lui que j’ai rencontré cette ancienne bergère d’origine sarde devenue peintresse : Bonaria Manca (1925-2020). Il m’a suggéré un très beau film qui lui est consacré, La sérénité sans carburant .[2]. Le regard de cette ancienne, la richesse de ses peintures, l’originalité de sa posture, le caractère magique-animiste de sa propre mythologie, se sont gravés dans mon esprit.
J’ai donc pris contact avec Claire Margat, qui la première a étudié l’œuvre de Bonaria Manca et à qui l’on doit le projet du film. Elle avait rencontré Bonaria en 1994 et, à sa demande, s’était consacrée à la valorisation de son art en contactant le musée de Zwolle sur les conseils de Michel Nedjar et Madeleine Lommel de l’Aracine[3]. Elle m’a indiqué le chemin à suivre pour la rencontrer.
Accueillie en sa demeure pendant des jours, j’ai développé une forte empathie avec Bonaria. Elle avait la vivacité d’une adolescente et la sagesse d’une grand-mère. Elle m’a appris à regarder la nature à travers son regard poétique, me donnant les clés de lecture de sa cosmogonie mêlant sacré et païen, réalité et invention. Cela a stimulé en moi des réflexions sur la valeur existentielle de l’habiter et sur la nostalgie du pays natal, des questions qui me touchaient intimement étant moi-même une migrante.
Boussole intérieure
Originaire de Sardaigne, Bonaria Manca émigre en 1951 dans le haut Latium. Elle s’installe ensuite à Tuscania, dans l’ancienne Etrurie. Les années succédant la migration sont marquées par un fort sentiment de perte des repères qui lui avaient jusque-là permis de s’orienter dans le monde, de ce tissu de critères symboliques, métaphoriques et émotifs dans lequel sa propre identité s’entremêlait à celle de son pays natal. L’histoire stratifiée de l’ancienne Etrurie et la beauté incantatoire de son paysage, où elle se promène quotidiennement pour faire paître ses troupeaux, réactivent sa capacité d’adaptation et d’enracinement, redirigeant sa boussole intérieure.
Bonaria Manca esquisse ainsi une nouvelle carte mentale où les lieux de sa mémoire s’entrelacent aux territoires du nouveau monde à explorer et à habiter. Dans l’espace de sa maison, où elle habite seule à compter de 1978, elle reconstruit sa sécurité ontologique[4], nécessaire pour reprendre possession de soi-même et de sa propre culture. Le surgissement de nouvelles associations émotives, entre son ethnicité et la culture du pays dans lequel elle se ré-enracine, la poussent à s’exprimer artistiquement. Bergère, elle profite des pauses de travail pour broder, en improvisant simultanément des chants en langue sarde. En 1981, elle expérimente l’huile sur toile. En 1997, face à la crainte qu’une partie des membres de sa nombreuse famille ne lui arrache sa demeure, l’artiste se l’approprie symboliquement, en s’emparant des murs et des plafonds comme support d’expression.
A gauche : Beati i miti perché avranno in eredità la Terra [Heureux les mythes car ils hériteront de la Terre].
Fresque murale dans la cuisine de Bonaria Manca a Tuscania, 307 x 199 cm.
Photo Paola Manca.
La source de Orune
Avant-dernière d’une fratrie de treize enfants, Bonaria Manca naît en 1925 dans une famille de bergers à Orune. C’est un village perché sur un mont de la Barbagia, région reculée et montagneuse du centre-nord de la Sardaigne. Dans les environs de ce village ancien, on retrouve de nombreux vestiges archéologiques : des dolmens et des menhirs, ainsi que des édifices mégalithiques de la culture nuragique, qui apparaît en Sardaigne au cours du premier âge du bronze. On reconnaît des nuraghes (tours rondes en forme de cône tronqué) ; des bétyles (pierres sacrées de forme souvent conique ou prismatique) ; des « tombes des géants » (monuments funèbres édifiés à l’aide d’imposantes stèles plantées « à couteau » dans le sol, dont l’embossage dessine une courbe) et des « temples à puits », destinés au culte des eaux ou de divinités chthoniennes. Tous ces éléments paysagers, architecturaux, ainsi que l’histoire de ce lieu et les légendes qui l’entourent, marquent l’imaginaire de Bonaria Manca. Ils resurgiront dans sa production picturale.
Si à l’école, elle apprend à lire et à écrire, à la maison, elle est initiée aux secrets de la filature et du tissage, de la préparation du pane carasau d’orge et du fromage. À la mort de son père, alors qu’elle suit la cinquième année d’école primaire, elle interrompt ses études et commence à se consacrer à plein temps aux tâches ménagères et à l’apostolat. Entretemps, ses frères sont impliqués dans de graves problèmes liés à la situation socio-politique de l’époque. En 1941, un cousin est tué. Certains frères émigrent alors dans le haut Latium, elle les suit en 1951.
Errance
L’errance forcée soustrait Bonaria à son habitation primordiale, son oikos, terme complexe qui, dans la Grèce antique, définissait non pas la maison considérée comme bâtiment (dans ce sens on utilisait le terme domus, doma), mais « l’ordre dans lequel avaient lieu et se déroulaient les actes fondamentaux de la vie[5] ». L’oikos était donc une garantie de stabilité et de continuité, signifiant « la naissance, l’enfance, l’appartenance à une famille, la totalité des biens possédés, leur administration, la conception des descendants et le cadre de leur naissance[6]. » À Tuscania, Bonaria Manca nourrit en effet le sentiment d’être en exil dans un pays étranger : « la Sardaigne, il faut la vivre. Je l’ai vécue et elle est toujours à l’intérieur de moi… Venir ici, c’était le cataclysme… Lorsqu’on vous traîne de votre monde et de votre maison… L’or, dans un pays étranger, n’est que du sable[7]. »
Elle se marginalise intentionnellement à l’égard des habitants du lieu, en refusant de s’adapter aux conventions sociales d’un « peuple de paysans » qu’elle considère hostile et culturellement inférieur. Elle choisit de se renfermer dans l’univers autarcique de sa famille de bergers migrants et de se faire bergère, seule parmi les hommes, tandis que ses sœurs se marient : « En Sardaigne, la femme ne pouvait pas se faire bergère. Ici, je l’ai fait et je n’en ai pas honte ! »
À la maison, elle prend soin de ses frères et de sa mère. Quand elle en a le temps, elle coud et brode, en confectionnant avec la laine de ses moutons des vêtements extravagants avec lesquels elle se montre aux gens de Tuscania, en affirmant sa diversité.
Tuscie, terre de mutos
Tuscania surgit dans un paysage luxuriant, un coin de la Tuscie parsemé de sites archéologiques, de forêts et de collines de tuf et traversé par la rivière Marta et ses affluents. La beauté suggestive et l’histoire stratifiée de cette terre, qui à l’époque étrusque était l’un des centres de l’Etrurie méridionale, réveillent l’imagination de Bonaria Manca. Le lien profond qu’elle développe au fil des années non pas tant avec les gens du lieu, mais plutôt avec sa nature et son ancienneté, l’aide à surmonter le sentiment de déracinement et à construire, dans l’univers inconnu et chaotique dans lequel elle débarque, une nouvelle cosmogonie.
En 1965, la famille achète une maison et une grande propriété sur l’un des nombreux reliefs de tuf traversée par le Marta.
Dominées par la colline de San Pietro, les terres où Bonaria paisse ses troupeaux gardent les restes de l’une des nombreuses nécropoles disposées en forme de corolle au nord et au sud de cette colline pittoresque, ancien siège de l’acropole étrusque. Bonaria passe la plupart de son temps dans le silence des choses naturelles, en développant, ou plutôt en redécouvrant, avec un élan joyeux et instinctif, un sentiment panique de la nature. Cet état de réceptivité est préalable à l’émergence de l’inspiration poétique, qui se manifeste tout d’abord dans le chant : « J’ai commencé à chanter quand je me suis retrouvée seule, seule dans une méditation intérieure. Cela m’a fait resurgir. »
Elle improvise, en sarde ou en italien, des chants archaïsants s’apparentant des mutos, « ces chants féminins d’amour mélancoliques, […] à la fois spontanés et sophistiqués, pleins d’images et de mots imprévus, où la simplicité populaire s’accompagne à la complexité du madrigal ancien[8]. »
Le défi
Après le mariage de ses nombreux frères et sœurs, Bonaria habite pendant un certain temps la grande maison de Tuscania avec sa mère et son frère Ciriaco, ce qui lui permet de retrouver une nouvelle stabilité. Elle tisse des liens d’amitié avec d’autres sardes installés dans la petite ville. En 1968, elle se marie avec un artisan travaillant pour des archéologues. Celui-ci sera « le seul habitant de Tuscania à avoir le droit de rentrer dans sa vie[9] » parce que, « grâce à sa culture », il lui permettra de satisfaire sa curiosité d’esprit, dévouée surtout à l’histoire et à la mythologie.
Pendant ce temps, de nombreux bénévoles de différents pays se précipitent à Tuscania pour collaborer aux travaux de reconstruction après le tremblement de terre de 1971. Il se forme alors une communauté de jeunes anticonformistes et la ferme familiale Manca devient un lieu de rencontres où l’on peut admirer des vêtements extravagants faits à la main, goûter du pain carasau, du fromage frais et du vin sarde, tout en écoutant des poèmes chantés.
En passant son temps avec ces jeunes étrangers, Bonaria cultive son excentricité en désaccord avec son mari. La rencontre avec des gens à la mentalité plus ouverte que celle des habitants de Tuscania stimule sa créativité. Sa production textile s’intensifie, ses broderies deviennent plus sophistiquées. Et si la mort de sa mère en 1975 et celle de son frère en 1978 déclenchent d’abord une période de forte instabilité, le sentiment de solitude et d’abandon se change rapidement en un sentiment d’émancipation : « Après la mort de ma mère et de mon frère, je me suis enfin sentie libre », libre de rythmer son temps, de choisir.
En 1981, elle commence à peindre, et quand en 1982 son mari la quitte, elle se venge en le représentant en guise de dragon. Elle se dispute alors avec ses frères et ses sœurs, qui exigent la division de l’héritage. Elle craint qu’ils veuillent lui arracher son terrain et sa maison où elle vit seule désormais. Mais l’habiter est avant tout un acte de guerre : « Petit à petit, j’ai réussi à sortir de cette rivière couleur miel… Si on ne fait pas la guerre, on n’obtient pas de victoire ! » Elle se bat, met la ferme à son nom, en obtenant enfin l’usage des biens. Ce geste radical mais nécessaire l’isole ultérieurement. « Quand elle a commencé à peindre, cela a été comme une sorte de lutte contre la dépression », affirme Dominique Quéloz :
« Quand je l’ai rencontrée la première fois, elle m’a dit : “ Je n’en peux plus d’aller derrière les moutons, cela me remplit de peine… Mes sœurs ont leurs enfants et moi, j’ai mes peintures. ” Alors, elle a commencé à se raconter. La peinture a été pour elle comme une forme de psychanalyse, elle l’a sauvée[10]. »
C’est en réalisant une grande tapisserie au petit point que Bonaria libère son imagination. Elle invente un univers brodé à la nature fortement picturale, décrivant certains moments de sa jeunesse en Sardaigne. Maîtrisant instinctivement ce travail d’ornementation, elle représente un paysage couvert d’une végétation épaisse et exubérante, qui n’est pas sans rappeler les jungles de Rousseau. Traversé par une imposante rivière, il est peuplé par de nombreux animaux et des hommes à l’ouvrage, mais présente aussi des architectures et des figures énigmatiques qui contribuent à conférer à l’ensemble une atmosphère mystérieuse de paradis perdu.
Ce n’est qu’en 1981 que Bonaria délaisse la broderie pour la peinture à l’huile, en remplissant au fil du temps sa maison de centaines de tableaux. Ce qui frappe est la maturité dans la composition et dans l’utilisation de la couleur, toujours vive et chatoyante, la délicatesse du rendu des matières et des lumières et la stylisation des formes, concises et essentielles. Avec une palette riche et brillante, Bonaria raconte dans ses huiles sa vie vécue. Quand son inspiration est plus lyrique, elle recourt à des combinaisons inédites d’ocres et de bleus-verts lumineux, conférant à ses tableaux ce caractère joyeux et onirique qui réveille le souvenir de Chagall.
L’artiste structure des microcosmes aux perspectives multiples, fluides et légers, où cohabitent des animaux, des hommes, des figures mythologiques et des créatures hybrides issues de son propre culte. Elle y réinterprète ses propres voyages, ceux qu’elle a fait à Nuoro, par exemple, ou à Athènes, où elle se représente solitaire, en train de peindre, tandis que tout un monde peuplé par des architectures anthropomorphes s’ouvre devant ses yeux.
Ces tableaux expriment les paysages intérieurs de Bonaria Manca. Sa peinture naît du besoin de revivre ses souvenir, mais elle est également un outil pour rendre visibles ses rêveries. Pour Marianne Kooijman, aux deux sources d’inspiration correspondent des styles différentes : « Lorsqu’elle peint des scènes inspirées de sa vie, elle aime une approche naïve et descriptive, tandis qu’elle utilise un style plus archétypé et monumental pour la représentation de ses visions[11]. »
Totémisme individuel
Si les productions textiles et picturales des premières années expriment le besoin de revisiter les paysages de son enfance, la plupart des œuvres réalisées après 1987 répond à un besoin différent, celui de s’identifier au lieu où elle habite maintenant. L’artiste fait remonter l’origine de ces créations à des visions qu’elle a eues en contemplant certaines pierres trouvées par hasard sur ses terres à la suite d’une inondation. Elle y reconnaît l’œuvre et les visages d’une lignée fantasmatique d’artisans qui peuplaient autrefois le lieu où se dresse maintenant sa maison et à laquelle elle se sent appartenir. Il s’agit donc d’un totémisme individuel qui transforme un pays étranger dans le centre d’une nouvelle cosmogonie.
A gauche : Dea [Déesse], années 1980. Huile sur carton, 35 x 55.
L’inondation de 1987 « a révélé toutes les petites pierres », me confie l’artiste :
« Avant, tout était couvert. Puis, il y a eu cet accident. Je trouve cette pierre inscrite, une écriture qui existe seulement sur le Monte Arci en Sardaigne et en Mésopotamie. Il s’agit d’un type d’obsidienne avec laquelle on faisait des flèches, des instruments tranchants pour les guerres. Ici, on produisait ce type de lames, car il y a plein d’obsidiennes. Les pierres écrites, ce sont les énergies qui me les ont révélées, ce n’est pas moi qui est allée les chercher ! Ceci est ma vérité. »
Ce « joli accident[12] », grâce auquel le sacré fait irruption dans le quotidien, permet d’évoquer Roger Caillois et ses « pierres nues, fascination et gloire où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère[13] ». Dans Langue des pierres, André Breton avait d’ailleurs développé l’idée d’une « minéralogie visionnaire » qui agirait sur l’esprit à la manière d’un stupéfiant : « Les pierres […] continuent à parler à ceux qui veulent bien les entendre. À chacun d’eux, elles tiennent un langage à sa mesure : à travers ce qu’il sait elles l’instruisent de ce qu’il aspire à savoir[14] », affirme le poète, qui compare la contemplation minérale à un « moyen de connaissance ».
Ainsi, Bonaria ne vise pas à transformer les pierres qu’elle retrouve en œuvres d’art, mais écoute plutôt ce dont ces pierres témoignent d’immortel et d’immémorial. « Toutes ces pierres que j’ai récoltées sont une parole pour moi[15] », dit l’artiste. Telle une astrologue renversée, elle cherche dans l’idiome des pierres le secret du temps et condense en un mot le langage muet de la nature. Dans un état de réceptivité, permettant aux archétypes de resurgir, Bonaria Manca entremêle les fils de son savoir à ceux de ses rêveries :
« Ces pierres sont minuscules, mais il y a quelque chose d’important à l’intérieur. Il y a des morceaux vraiment archaïques. En effet, dans ce lieu auraient vécu ceux des temps primitifs, issus de la parole du grand mammouth Ettus qui aurait abouti à l’étrusque, le langage le plus antique. Sur ces pierres, pour moi, il y a tout ça. Ce ne sont pas des pierres ordinaires, jetées ici par hasard. Je ne crois pas. En les frottant, on découvre un animal ou un poisson, ou un personnage à la tête de personne. Il me semble qu’il y a aussi des sculptures et des symboles. J’ai l’espoir qu’on me permette un jour de libérer ces pierres et de raconter ce qu’elles furent[16]. »
Dans tous les coins de sa maison, sous les lits, dans des seaux et des boîtes cachées, Bonaria entasse des pierres, des cailloux, des os, des obsidiennes, des fossiles et des fragments à l’histoire ancienne. Les figures qui surgissent de cette recherche des/dans les pierres s’imposent sur ses toiles ou inspirent la création de mosaïques énigmatiques. Ce sont des personnages à l’allure rassurante, débonnaire, mais ils sont en même temps imposants, architecturaux. Ce sont des architectures anthropomorphes dans lesquelles les mythes de Sardaigne se tressent à ceux de l’ancienne Etrurie. Ils donnent un visage aux ancêtres qui, selon l’artiste, ont habité la Tuscia dans un passé légendaire, mais leur forme de dômes, de pyramides ou de cônes tronqués évoque aussi les édifices mégalithiques pré-nuragiques ou nuragiques vus en Sardaigne et qui avaient marqué son imagination[17].
Les êtres-demeures que Bonaria Manca peint évoquent ces monuments et appartiennent, comme eux, au domaine du sacré. Ce sont les ancêtres éponymes de son peuple d’artistes, ce sont ses totems. Considérés comme des esprits protecteurs et vénérés comme tels, ils prennent place non seulement sur ses toiles, mais aussi sur les murs de son habitation, qui se métamorphose, petit à petit, en un sanctuaire syncrétique :
« Ce fut le site d’une ancienne civilisation : le Colle Civita, la colline de hiboux blancs. L’écriture était symbolique et les gens étaient appelés par symboles. Il n’y avait pas de sépultures. Les morts, on les brûlait. On en faisait des tas qu’on mettait en face de la maison. J’ai trouvé ces paquets, ils ont un parfum très particulier. Dans ce lieu où se trouve ma maison, il y avait une école d’artisans préhistoriques. C’était une construction symbolique, il y a toujours les fondations, j’y suis arrivée. Ici, il y a quelque chose de très important que personne n’a jamais découvert… Sinon, pourquoi j’aurais fait tout cela ? »
La maison des symboles
C’est en 1996 que Bonaria Manca commence à peindre à l’huile et à l’aide de craies les murs intérieurs de sa maison[18]. « Par instinct et non pas par culture », elle poursuit jour après jour, en suivant uniquement son impulsion créatrice : « J’ai ma façon de procéder : je ne sais pas où je vais jusqu’à ce qu’il ne soit plein, plein, plein. » Le flux d’images qui coule de sa rêverie couvre les murs et les plafonds. Dans une jungle de motifs végétaux peints en trompe-l’œil, cette maison se mue en théâtre d’une mythologie personnelle où des scènes de vie rurale se mêlent à des portraits de membres de sa famille, à des figures architecturales et totémiques et à des scènes bibliques. La palette de l’artiste est, comme dans ses huiles, riche et brillante, son trait reste synthétique, incisif, fortement expressif. Elle réalise ses peintures à l’aide de pinceaux ou avec ses propres doigts, en grimpant sur une chaise ou en dessus d’une table. S’adaptant à l’enduit irrégulier des murs, ces formes semblent fluctuer sur leur surface, suspendues dans le temps mythique des images mentales.
Dans sa « maison des symboles » – comme elle aimait la définir – Bonaria s’enfermait en solitaire, en se livrant à son univers fantastique, mais elle pouvait aussi s’ouvrir à des rencontres célébrées comme des événements extraordinaires. La maison de Bonaria Manca était toujours ouverte, en effet, aux amis et aux passants. A ceux qui lui rendaient visite, cette conteuse infatigable aimait raconter des histoires, mais elle évoquait surtout une menace pesant sur la tête de la nature et de l’authenticité : « L’âge de glace se rapproche, les enfants ne savent plus utiliser leur stylo ni reconnaître une feuille. […] Nous jetons du pain en livres, en tonnes, et on n’en donne même pas aux animaux ! C’est une violation de nous-mêmes. » Désireuse de communiquer sa vérité, elle offrait aux visiteurs ses murs de l’incantation et ses pierres de l’enchantement, simulacres d’une civilisation lointaine à opposer à la société de consommation. Son lyrisme lui faisait oublier momentanément les conditions économiques difficiles dans lesquelles elle vivait, les moutons qui n’étaient plus là, l’eau et les bulles qui gonflaient puis effritaient les murs de sa demeure.
Chemins de protection
Au fil des ans, Bonaria et moi avons cultivé une amitié profonde et nous avons partagé des aventures inoubliables. Au XIe Festival international d’art singulier d’Aubagne (2010) une section lui a été entièrement consacrée grâce non seulement à mon intervention, mais surtout à celle de deux amis de longue date de l’artiste, Armande Pignat et Michel Ferdinand. C’était la première fois que son travail était exposé en France et elle n’a pas manqué l’occasion d’être présente, de rencontrer Danielle Jacqui, directrice du festival, de visiter la maison-musée de cette dernière et de chanter lors du vernissage.
A Aubagne, nous avons d’ailleurs exposé, pour la première fois, certaines des 2000 photos prises en avril de la même année par Mario del Curto[19]. Grâce à ces photos et à celles de Tore Bongiorno – que j’ai associées à un projet parallèle de catalogage autofinancé – la « Maison des symboles » est devenue nomade. Paris, Turin, Rome, Lyon ont eu l’honneur d’accueillir dans leurs murs cette maison d’artiste[20]. Un moment important a été l’exposition Brute ou naïve ? La folie douce de Bonaria Manca organisée en 2011 à la galerie Area à Paris, en parallèle de la sortie du beau numéro du magazine du même nom consacré à l’Art Brut[21]. Elle a permis d’ouvrir le débat sur l’art de Bonaria et en particulier sur l’ambivalence de son langage.
C’était l’époque du CrAB[22], le collectif de chercheurs que j’avais cofondé à Paris pour réfléchir aux problématiques soulevées par l’art brut, un foyer de débats et de réflexions. Difficile à catégoriser comme brut ou naïf, l’art de Bonaria Manca « pose question ». C’est sur cette ambivalence féconde que des artistes, des critiques et des amis de l’artiste ont été invités à réfléchir et à se confronter[23]. Parmi ceux-ci, Jean-Marie Drot, écrivain, poète, spécialiste de l’art vaudou haïtien et amateur d’art naïf, qui découvre Bonaria dans les premières années de sa direction de la Villa Médicis à Rome (1985-1994) et qui fut le premier à reconnaître la valeur de son art. Pour Drot, Bonaria est un esprit médiumnique comparable à ceux rencontrés dans les sociétés non occidentales et son art n’est pas classable. Pour le définir, il préfère utiliser un terme évocateur : « cosmique[24] ».
L’univers fragile de Bonaria nécessitait cependant non seulement une contextualisation dans le monde de l’art et une valorisation internationale, mais surtout un projet de protection. La santé de Bonaria se détériorait tout comme son œuvre. Elle n’intervenait plus sur les murs de sa maison, ses peintures murales étaient dans un état de conservation alarmant. Elle avait du mal à donner ou à vendre ses tableaux car, pour elle, ils faisaient partie d’un tout qui embrassait les œuvres, la maison, le territoire. Son rêve était de créer un véritable musée, mais comment faire ? La ferme et le terrain appartenaient à sa famille nombreuse et l’artiste ne pouvait donc pas décider en toute autonomie de l’avenir de son œuvre. Son cri d’alarme me poussa à concevoir un livre comme un outil de sensibilisation.
Conçu en collaboration avec le collectionneur tchèque Pavel Konečný, Bonaria Manca. Renaître chaque jour (2014)[25] illustre en quatre langues (italien, anglais, français et tchèque) les différentes facettes d’une œuvre singulière et constitue d’emblée un outil utile pour sa protection. Il a tout de suite suscité l’intérêt d’une passionnée dont le rôle « protecteur » sera essentiel : Maria Rita Fiasco, présidente de l’association locale Assotuscania. Avec cette dernière, ainsi qu’avec Paola Manca (nièce de Bonaria et son héritière) et d’autres passionnés, nous avons donc fondé l’association Per Bonaria Manca, qui a accompagné l’artiste pendant plusieurs années et qui a mené un projet de sauvegarde de sa maison, en concertation avec l’Université de la Tuscia et avec le MIBACT (le Ministère du patrimoine et des activités culturelles). Le 19 novembre 2015, la Casa dei simboli a donc été classée comme « studio d’artista »[26].
Par la suite, les opportunités de valorisation (conférences, expositions, publications, récompenses et productions cinématographiques) n’ont pas manqué, grâce aussi à l’écho médiatique de la reconnaissance institutionnelle, mais l’état de santé de Bonaria a continué de se détériorer, compromettant son autonomie physique et son pouvoir décisionnel. Privée de cette liberté qu’elle avait courageusement conquise, écrasée par une situation devenue ingérable pour elle, Bonaria a progressivement perdu ses énergies extraordinaires. Elle passera les deux dernières années de sa vie loin de sa maison magique, confiant le soin de son univers artistique à sa nièce Paola. Celle-ci a d’ailleurs réalisé un travail photographique minutieux des créations de Bonaria et une transcription de ses témoignages[27]. L’œuvre extraordinaire de cette poétesse-bergère mériterait néanmoins une mise en valeur selon ses propres suggestions, elle qui conçevait sa maison-musée comme un espace dédié au mythe et lié inextricablement à l’environnement dans lequel elle surgit : la Tuscie.
La « Maison des symboles » bénéficie d’une position culturelle stratégique dans ce territoire : elle se situe à la croisée des itinéraires étrusques et de plusieurs chemins ponctués par des sites d’art moderne et contemporain : du Bois Sacré de Bomarzo au Jardin des Tarots de Niki de Saint Phalle à Garavicchio, à La Serpara de Paul Wiedmer à Civitella d’Agliano, au Jardin de Daniel Spoerri sur les pentes du Monte Amiata. À ces itinéraires s’entrelacent ceux liés à l’art irrégulier dans la Tuscie balisés par Costruttori di Babele[28]. Avec clairvoyance, cet extraordinaire lieu d’art, né d’une réflexion sur le territoire, pourrait redevenir un foyer de création et de rencontres à la croisée de nouvelles routes qui explorent, interprètent et animent ce même territoire.
Notes
↑1 | Ce texte est une version remaniée, actualisée et adaptée au français de Roberta Trapani, « Bonaria Manca e la casa dalle pareti di vento », in Mina Gabriele (dir.), Costruttori di Babele. Sulle tracce di architetture fantastici e universi irregolari in Italia, Milan : Elèuthera, 2011, p. 77-89. Pour les images illustrant ce texte, je tiens à remercier Paola Manca, nièce de l’artiste, qui m’a gentiment donné l’autorisation d’utiliser les nombreuses photographies publiées dans le site web : https://www.bonariamanca.it. |
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↑2 | La sérénité sans carburant, film documentaire conçu par Claire Margat et tourné à l’été 2003 par Marie Famulicki (Stella Production, 2004, 52 minutes, DV Cam). |
↑3 | Le De Stadshof Museum, musée d’art naïf et d’art brut de Zwolle (Pays-Bas), a acquis des œuvres de Bonaria Manca, présentées dans le cadre de l’exposition Masters of the Margin (9 octobre 1999 – 6 mars 2000). Aujourd’hui, la collection De Stadshof se trouve au Musée du Dr Guislain, à Gand (Belgique), qui a également acheté une grande huile sur toile intitulée « Le jardin de la vie ». Une salle du musée de Gand est désormais entièrement dédiée à Bonaria Manca. Voir : Claire Margat, « Bonaria Manca », in Meesters uit de Marge, Zwolle : Museum de Stadshof, 1999, p. 76-81. Du 17 septembre 2014 au 4 janvier 2015, certains tableaux de Bonaria Manca de la collection De Stadshof ont été présentés à Paris à la Halle Saint Pierre dans le cadre de l’exposition Sous le vent de l’art brut 2 : La collection De Stadshof. |
↑4 | La « sécurité ontologique » est conçue par le sociologue anglais Anthony Giddens comme « la confiance des êtres humains dans la continuité de leur propre identité et dans la constance des environnements d’actions sociaux et matériels ». Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris : L’Harmattan, 1994, p. 9. |
↑5 | Gabriel Liiceanu, « Repères pour une herméneutique de l’habitation », in Constantin Tacou (dir.), Les symboles du lieu, l’habitation de l’homme, Paris : Éditions de l’Herne, 1983, p. 106. |
↑6 | Ibid. |
↑7 | Je relate ici et plus loin des extraits d’entretiens avec Bonaria Manca réalisés lors de mes séjours dans sa maison à Tuscania entre 2010 et 2012. |
↑8 | Carlo Levi, Tutto il miele è finito, (1964), Nuoro : Ilisso, 2003, p. 41. |
↑9 | Conversation informelle avec Dominique Quéloz, 30/06/2011. |
↑10 | Ibid. |
↑11 | Marianne Kooijman, « Bonaria Manca. Le jardin de la vie », in Univers cachés. L’art outsider au Musée Dr Guislain, Gent : Lannoo, 2007, p. 150-151. |
↑12 | Roger Caillois, L’écriture des pierres, Paris : Flammarion « Champ », 1970, p. 31. |
↑13 | Id., Pierres, Paris : Gallimard, 1966, p. 9. |
↑14 | André Breton, « Langue des pierres », (1957), in Œuvres Complètes, IV. Ecrits sur l’art et autres textes, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008. p.965. |
↑15 | Bonaria Manca in Pavel Konecný et Roberta Trapani (dirs.), Bonaria Manca. Renaitre chaque jour, Olomouc : Marginalie, 2014, p. 25. |
↑16 | Bonaria Manca in Ibid., p. 32. |
↑17 | Je pense notamment à la structure triangulaire du temple Su Tempiesu que Manca mentionne souvent dans ses récits. |
↑18 | Elle peint d’abord l’antichambre de son habitation, en 1996, et en dernier la cuisine, en 2004. |
↑19 | Les photos de Mario del Curto seront exposées à l’occasion de l’exposition Des Rives (L’Auberge, Baulmes, 2011 ; Villa Piaggio, Gênes, 2011 ; Vide-Poches, Marsens, 2012). |
↑20 | Mur murs. Les peintures murales de Giovanni Bosco et Bonaria Manca, organisée par R. Trapani en collaboration avec le CrAB, Galérie La Forge, IVe Biennale Hors Normes de Lyon, 1-9 oct. 2011 ; Banditi dell’arte, Halle Saint Pierre, Paris, 23 mars 2012 – 6 janvier 2013 ; Costruttori di Babele. Un percorso fotografico nell’arte di Giovanni Cammarata, Luigi Lineri e Bonaria Manca,organisée par R. Trapani, Musée Carlo Bilotti – Orangerie de la Villa Borghese, Rome, 30 sept. – 14 oct. 2012 ; Costruttori di Babele, bâtisseurs italiens d’univers insolites [G. Barbiero, S. Bongiorno, L. Buffo, G. Cammarata, J. Donadello, A. Ferrero, R. Hernandez, L. Lineri, B. Manca], organisée par Patrimoines irréguliers de France, La Cathédrale de Jean Linard, Neuvy-deux-Clochers, en partenariat avec : le Musée de la Fabuloserie, Dicy ; Gallerie X3, Palerme ; Costruttori di Babele, Savone ; Osservatorio Outsider Art, Palerme, 14 juil. – 30 sept. 2013 ; Folk Babel. Dai Costruttori di Babele alla Black Folk Art [Mr. Imagination, C. Lucas, K. Sampson, L. Holley, B. Manca, G. Cammarata, L. Lineri], Galerie Rizomi Art Brut, Turin, 7 fév. – 2 mars 2013. |
↑21 | Brute ou naïve ? La folie douce de Bonaria Manca, photographies de Mario del Curto et de Salvatore Bongiorno, exposition organisée par Roberta Trapani en collaboration avec le CrAB, Aréa, Parigi, 16-22 aprile 2011. |
↑22 | Le Collectif de réflexion autour de l’Art Brut a réuni des chercheurs issus de différentes disciplines (histoire de l’art, littérature, linguistique, psychanalyse). Il s’est constitué à l’automne 2010. Voir : http://collectif-artbrut.blogspot.com |
↑23 | A l’occasion du vernissage, une table ronde a été organisée à laquelle ont participé Laurent Danchin, Mario del Curto, Jean-Marie Drot, Claire Margat e Marie Famulicki. Voir aussi Claire Margat, « Bonaria Manca. La folle du logis », AreaRevues, 24, « Art, folie et alentours », 2011, p. 89-90. |
↑24 | C’est ainsi que Drot s’exprime dans le documentaire L’isola di Bonaria de Luigi Simone Veneziano (VPR, 2015, 32′). Voir aussi Jean-Marie Drot, « Pour mon amie Bonaria Manca, bergère et peintresse aux mains éblouies », in Konečný, Trapani (dirs.), Bonaria Manca, op. cit., p. 89-100. |
↑25 | Ibid. |
↑26 | Les environnements hors-normes italiens classés sont actuellement trois : la Casa dei simboli de Bonaria Manca, le Sanctuaire de la patience d’Ezechiele Leandro à San Cesario di Lecce, dans les Pouilles (classé en août 2014), et le Jardin enchanté de Filippo Bentivegna, à Sciacca, en Sicile (classé en février 2015). |
↑27 | Ce travail est en partie accessible sur le site édité par Paola Manca, un excellent outil pour se rapprocher de l’œuvre de Bonaria Manca, où l’on retrouve également une biographie détaillée, une bibliographie et une liste exhaustive des événements dédiés à l’artiste : https://www.bonariamanca.it |
↑28 | Voir : https://www.costruttoridibabele.net/costruttori/ |