Insiders. Les constructeurs babéliques et nous

Insiders. Les constructeurs babéliques et nous

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En couverture : La Cathédrale de pierres de Luigi Lineri (1937). Zevio (Vérone), Vénétie. © Blaise Perrin, 2012.

Ce texte date de 2012, il a été publié dans le catalogue de l'exposition Banditi dell'arte, qui a eu lieu à la Halle Saint Pierre à Paris, sous le commissariat de Gustavo Giacosa et Martine Lusardy. Il reprend en grande partie mon introduction à Costruttori di Babele. Sulle tracce di architetture fantastiche e universi irregolari in Italia, Milan : elèuthera, 2011. Les amis de Patrimoines irréguliers m'ont demandé de le republier, une décennie plus tard. 
Je n'ai pas grand-chose à rajouter, si ce n'est de revendiquer le choix culturel de dialoguer avec les inspirés du bord des routes en partant de leurs propres considérations et en les reliant à leurs propres territoires.
Mes recherches se sont poursuivies, de nouvelles rencontres ont eu lieu, certains amis ne sont plus de ce monde : c’est le destin inévitable de ceux qui choisissent des octogénaires comme interlocuteurs.
Des réflexions sur la possible préservation de ces microcosmes se poursuivent ainsi que des pratiques de terrain, comme en témoigne l'association PiF, mais la complexité paysagère de telles créations reste difficile à appréhender.  

Je ne crois pas que le facteur Ferdinand Cheval ait trébuché sur une pierre, le jour où il distribuait le courrier. Je crois plutôt qu’il aimait le raconter à ses visiteurs lorsqu’il se faisait photographier en uniforme devant le Palais Idéal, et nous aimons l’imaginer tandis qu’il trébuche sur la pierre qui donnera naissance à sa vision. Cependant, le moment est venu d’entreprendre d’autres chemins, de trébucher sur d’autres pierres, pour affirmer pleinement l’appartenance à la culture des « inspirés du bord des routes ».
Je suis un anthropologue et je m’occupe de « constructeurs babéliques ». Il s’agit d’artistes autodidactes et marginaux qui ont consacré diverses années de leur vie à une œuvre totale, souvent entourée d’indifférence et d’hostilité. Des maçons et des ouvriers qui, dans leurs petits villages d’origine, sur leur maison ou tout autour, ont donné vie à des architectures et à des microcosmes de l’imaginaire, souvent destinés à la destruction : un jardin sculpté, un recueil de la mémoire ou de la merveille, un château aux étages superposés, en utilisant presque toujours des matériaux recyclés. La recherche dure depuis trois ans : des documents et des indices à travers un site web (www.costruttoridibabele.net), des enquêtes et des inspections, des conversations… Contrairement à d’autres nations, comme la France et les États-Unis, il n’existe pas en Italie une attention spécifique pour ces sites et on en connaît très peu le « Jardin enchanté » de Filippo Bentivegna, près d’Agrigente ou encore les décombres scandaleux de l’univers sculpté par Marcello Cammi dans un torrent de la Ligurie). Cependant, dans chaque coin, dans n’importe quelle rue de n’importe quel village, il est possible de rencontrer les formes chimériques : il est même probable qu’elles soient très près, mais que l’on n’ait ni l’occasion de les rencontrer ni les yeux pour les voir. Voilà pourquoi, après avoir relevé l’existence d’une soixantaine de cas, j’insiste sur l’importance du concept de « regard » pour les apercevoir.
Le parallèle avec l’histoire de l’anthropologie est fécond. Les monographies classiques de la matière célèbrent la « découverte » de l’autre à travers une rhétorique précise: le héro-anthropologue qui s’éloigne de l’Occident, surmonte les obstacles, rencontre de façon dramatique – dans une sorte d’épiphanie – une civilisation indemne de contacts, il l’étudie et en cueille les sens les plus profonds. A son retour, il pourra traduire les mots en une monographie et les objets en un musée. Pendant longtemps, on a associé des tribus spécifiques à un anthropologue et à ses disciples : si un autre chercheur s’approchait de la tribu, cela pouvait être considéré comme un manque de respect… La réflexion critique de la pratique et de la rhétorique anthropologique – à une époque où les tropiques tristes et joyeux sont insérés dans les offres de voyages – a enlevé beaucoup de romantisme, mais nous offre de nouvelles perspectives. Nous avons appris que ceux que nous croyions « non contaminés » par l’Occident avaient en réalité une longue série de contacts, que la sélection et la censure des informations sont comme toujours utilisées pour les théories énoncées, que les stratégies et les obsessions personnelles de l’anthropologue et des informateurs se mélangent. L’appartenance, la mémoire, l’identité sont des processus créatifs et changeants, composés de différents éléments : il s’agit justement d’une construction babélique.
Comment donc considérer ces sites ? A de nombreuses occasions, ils ont été « classés » comme appartenant à l’art brut, étant donné qu’ « ils ne répondent à aucun critère déjà élaboré, ils n’appartiennent à aucune tradition collective, à aucune culture populaire » (Marielle Magliozzi, Art brut, architectures marginale. Un art du bricolage, L’Ecarlate/L’Harmmattan, Orléans 2008, p. 90) : ils seraient l’expression spontanée d’impulsions intérieures, sans influences ni imitations. C’est la leçon de Dubuffet : consacrer ce qui est « indemne de culture » (même si, surtout dans ses derniers écrits, il reconnaissait l’impossibilité d’échapper au contexte culturel). Ses successeurs ont alimenté le mythe d’une semence étrangère à la culture, pure, insinuée dans le contexte contemporain. Ce n’est autre que l’héritage de l’attrait pour le côté primitif et extravagant : l’ « autre » qui récapitule notre histoire et qui régénère l’ennui des colonialistes avec ses valeurs sauvages et sa naïveté, infantile et féminine (ce n’est pas un hasard si, entre le XIXe et le XXe siècle, il y eut une soudure éloquente entre psychiatres, anthropologues et artistes : des pèlerinages dans les asiles, Picasso qui prend des notes au Musée d’ethnographie du Trocadéro, Gauguin qui quitte Paris pour renaître sur la « terre sauvage et primitive » de Tahiti). Ces germinations marginales que Dubuffet craignait voir éliminées par l’ « asphyxiante culture » finissent ainsi par devenir stériles d’une autre manière, enfermées dans la vitrine d’une vague diversité qui satisfait les attentes et le voyeurisme. Les marges et les zones de contact existent dans la superposition de corps et de langages : les frontières doivent alors être redessinées, dépassant ainsi l’asphyxie d’archétypes collectifs et d’automatismes psychiques, en élargissant le territoire et en renouant les ponts, par exemple avec les cultures populaires, considérées de manière erronée statiques, non inventives. Nous ne dévaloriserons certainement pas la grandeur des artistes babéliques si nous relisons leurs entreprises à travers les décors de scène traditionnels (la représentation sacrée, le carnaval) ou leurs macro et micro-cosmes à travers l’histoire des wunderkammern et des musées privés. C’est l’utopie finale de Babel : redonner aux communautés les catégories de ce regard, réaffirmer une appartenance de ces expressions excentriques au paysage culturel qui les entoure.
Repartir du discours babélique : aller sur le terrain, traverser les territoires, en sachant que de nombreux mots naissent des interférences et de superpositions. Quand on entre dans les maisons de ces artistes, les articles que la presse locale a réservé au « Gaudí mineur » ou au « retraité des records » ne manquent pas sur les murs: ils prennent possession du lexique et ils nous le renvoient. Pour cela, dans le panorama de la littérature internationale sur l’argument, la recherche que je retiens la plus proche est l’Éloge des jardins anarchiques (L’Insomniaque, Montreuil 2011) de Bruno Montpied, qui traverse les villages de France dans un dialogue avec les créations sur le bord des routes, en mettant à feu (on le voit bien dans le film Bricoleurs de Paradis, écrit avec Rémy Ricordeau) la présence du chercheur, la conversation, la stratégie des regards réciproques. Déconstruire un regard privilégié : Costruttori di Babele, le livre qui résume le parcours effectué jusqu’à aujourd’hui (et qui a été publié non par hasard par une maison d’éditions de culture anarchique et libertaire : elèuthera), dialogue avec des historiens de l’art (je cite en particulier Eva di Stefano, Daniela Rosi et Bianca Tosatti, qui depuis longtemps enquêtent sur l’art irrégulier en Italie). Mais aussi avec des chercheurs appartenant à différents domaines (anthropologie, architecture), avec des photographes, avec des « correspondants de Babel » sur le terrain, avec des directeurs de musée et avec des artistes… Et surtout avec des « maçons de l’imaginaire » qui – loin d’être primitifs, maîtres de vie, naïfs ou autre – apparaissent dans ce dialogue comme des « collègues » qui doivent avoir un rôle actif, dans la lecture tout comme dans la tutelle de leurs œuvres. Il s’agit de chercheurs tourmentés, incapables de s’arrêter, pris par un projet qui ne les fait pas dormir la nuit ; ou encore des architectes, des scénographes, des restaurateurs, des historiens et des critiques de leur art à travers des explications toujours semblables. Ce sont les créateurs de leur « egomusée », la mémoire historique et le guide idéal, et nous, visiteurs, l’appareil photo en bandoulière, nous perpétuons ce qu’ils disent, en élaborant les clés de lecture qu’ils nous livrent. Ce sont des anthropologues, parce qu’ils synthétisent dans leur entreprise un monde d’une manière significative.
En un mot : de outsiders à insiders.

Références bibliographiques

Je me limite à très peu de références bibliographiques. Il faut rappeler le travail attentif sur le territoire sicilien de l’Osservatorio Outsider Art conduit par Eva di Stefano, auteur de Art Brut e Outsider Art in Sicilia, Kalós, Palermo 2008.
Dans un excellent numéro de la revue Gazogène consacré aux créations irrégulières diffusées dans le clergé, Jean-François Maurice parle d’ « occultation intellectualiste des racines populaires et religieuses de l’Art Brut » (31, 2010, p. 66).
Il existe des expériences muséales en dialogue entre l’art irrégulier et les traditions locales (par exemple Marc Grodwohl, Le Musée de la Doller, d’André Bindler, Maisons paysannes d’Alsace, Ungersheim 1993).
La littérature américaine offre de nombreux exemples : les cultures des natifs et des noirs, des minorités ethniques et religieuses, en focalisant l’attention sur les thèmes de la rencontre et de la réinvention (avec une influence évidente des cultural et gender studies) : voir Erika Doss, Wandering the Old, Weir America. Poetic Musings and Pilgrimage Perspectives on Vernacular Art Environments, dans Leslie Umberger, Erika Doss et alii (dirs.), Sublime Spaces and Visionary Worlds : Buikt Environments of Vernacular Artists, Princeton Architectural Press, New York 2007, p. 25-45 et Luisa Del Giudice (dir.), Sabato Rodia and the Watts Towers of Los Angeles: Art, Migrations, Development, Fordham University Press, New York 2012. Le terme « egomusée », enfin, dérive des études de l’ethnologue Véronique Moulinié.

Itinéraires babéliques
Lineri / Lagomarsini / Becherini
Photographies de Blaise Perrin



Blaise Perrin

Photographe et vidéaste, né en 1982 à Fontaine les Dijon (France), Blaise Perrin est diplômé de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles et ancien membre de la section artistique de la Casa de Velazquez à Madrid. Il a réalisé plusieurs séries photographiques en France (Mémorial, La Route, Serres…) ainsi qu’en Espagne (Tierras Altas, L’Ouvrage).
Durant trois années, il a mené un travail photographique sur l’édification d’une cathédrale, en banlieue de Madrid, par Justo Gallego Martinez (1925-2021), un ancien moine qui, sans aucune formation aux métiers du bâtiment, a consacré sa vie à ce projet.
À partir de 2012, ses recherches se tournent vers le Japon et la réalisation d’un documentaire, intitulé La Ronde, sur l’action de prévention des suicides que mène Yukio Shige, un lieutenant de police à la retraite, sur les falaises de Tojinbo. 
En 2012, il découvre également le travail de l’anthropologue Gabriele Mina sur les « bâtisseurs de Babel ». Il entreprend alors un voyage sur le chemin de plusieurs sites hors-normes italiens.
En 2020, il est lauréat de la Villa Kujoyama en qualité de cinéaste.

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