J’ai rencontré Georges Maillard pour la première fois lors du déconfinement en juin 2020. Cette rencontre m’a profondément marquée et je me suis aussitôt liée à lui. Je l’ai revu plusieurs fois depuis. Georges va avoir 90 ans. Depuis le décès de sa femme en novembre dernier, il vit désormais seul. Il n’osait me recevoir dans sa maison de peur de m’exposer à son fouillis. Il se dit atteint de syllogomanie et a conscience de l’accumulation d’objets hétéroclites présents dans son intérieur. Alors nous nous retrouvions à causer dans son jardin ou au café lorsqu’il faisait trop froid. A chaque fois que nous nous disons au revoir, je me dis que j’aimerais avoir davantage de temps pour l’écouter. Je me plais à ses côtés. C’est un homme doux, drôle, malicieux et sa compagnie est éblouissante. Je l’ai rencontré pour la première fois à l’entrée de sa maison, une joggeuse s’était arrêtée à la vue des sculptures visibles depuis le bord de la route. Un ensemble de «Rocamberlus» (c’est le nom qu’il donne à ses pierres dressées et assemblées les unes aux autres) est exposé sur le toit du garage situé à l’entrée et se dresse majestueusement lorsque nous longeons le terrain. La joggeuse est restée sur le pas de la porte et s’en est allée, après avoir échangé quelques amabilités, tandis que j’attendais mon tour pour me présenter.
Georges était heureux de cette visite, il faisait beau, nous sortions alors de deux mois de confinement, et la découverte de son jardin revêtait un sens tout particulier. Nous nous laissions porter par la douceur de l’après-midi. Georges m’a fait faire un tour de ses sculptures. On les compte par centaines…Elles longent les nombreuses marches qui mènent à sa maison. Le terrain est en forte pente et on imagine la difficulté qu’il a dû rencontrer pour aménager un tel environnement. Tout a commencé en bas, au niveau de l’entrée vers le milieu des années 80: «J’ai monté le garage sans autorisation, après j’ai mis les pierres, il y en avait qui étaient pour et d’autres contre» (pour parler du voisinage). «Dernièrement, j’ai rencontré deux petits vieux, je leur ai dit que j’habitais rue des marines, et l’autre me répondit: «Ah oui! c’est la rue du fada, celui qui a des pierres sur son garage»….Autant dire que j’ai fait profil bas, voire j’ai même abondé dans son sens.»
«Au début je ne pensais pas que ça prendrait de telles proportions… on est vite dépassé tout compte fait. Je ramassais des pierres un peu partout en journée, j’œuvrais le soir et ça m’allait bien. Je travaillais de nuit lorsque j’étais à la poste donc ça me plaisait. Je faisais aussi le tri sur des trains de nuit, en roulant de St Lazare jusqu’à Cherbourg… Quand on arrivait là bas on se reposait dans un hôtel (un hôtel de passe) et on devait repartir le soir même. On était décalé (…) Aujourd’hui encore, il m’arrive de me réveiller et de travailler. J’écris le plus souvent pendant la nuit lors de mes insomnies. Le matin je ne suis pas en forme, je ne suis en forme qu’au moment d’aller me coucher(…)Des fois je me demande comment j’en suis arrivé à faire tout ça. Je crois que je l’ai fait pour sauver ma peau et sortir mes névroses dans mes pierres».
L’œuvre littéraire de George m’est encore inconnue mais sa production semble être aussi vaste que son œuvre sculpturale. Il s’était également essayé à la photographie, au cours de ses années parisiennes, et me montrait alors une trentaine de tirages noir et blanc qu’il avait fait développer pour une exposition. Il n’avait rien vendu car ces tirages étaient trop coûteux au regard du prix que les gens consentaient à mettre. «Aujourd’hui je ne sais pas quoi en faire, tout comme je ne sais pas quoi faire de ses pierres. J’aurais bien aimé en léguer quelques-unes à la commune mais à Osny c’est le château qui les intéresse. j’ai quand même exposé au parc du château. Faut dire aussi qu’on en est encore aux impressionnistes ici, c’est le berceau des impressionnistes.»
George Maillard a habité à Paris pendant 22 ans mais sa femme, ne se plaisant plus à la capitale, ils ont décidé d’emménager à Osny près de Cergy-Pontoise. C’est vers 1985 qu’il a commencé par réaliser des totems en bois. Il travaillait alors comme bûcheron à Osny et récupérait des souches qu’il façonnait. Il en avait notamment légué quelques-unes à Caroline Bourbonnais pour qu’elles soient exposées à la Fabuloserie. Il s’est ensuite essayé à d’autres médiums et supports pour prolonger son œuvre plastique.
Ses «Rocamberlus» donnent à voir des figures baroques réalisées au moyen d’assemblages de pierres aux formes irrégulières. La poésie contenue dans l’observation de ces pierres lui donne alors envie de réaliser des accouplements insolites: On y découvre une crèche, Gertrude la débonnaire, le prince des ténèbres (la sculpture la plus imposante exposée sur le toit du garage), un Khadafi confondant de ressemblance et toutes sortes de personnages boursouflés obtenus par les conglomérats. Ces pierres qu’il collectait dans la région sont de nature particulière et évoquent les roches de lave durcie. Elles sont à la fois lisses et enflées. Dans sa vieille 2CV, il parcourait la campagne environnante et ramassait des têtes de chat, des roches de grès, des rognons de silex… «Ces pierres je les trouvais dans les terrains vagues, ça n’intéressait personne.»
Dans les années 90, George concevait également des sculptures en travaillant le ciment, en le modelant sur un grillage servant d’armature. Certaines renferment des créatures fantastiques et d’autres renvoient à des totems abstraits dressés verticalement. Il a même construit un habitacle anthropomorphe, une façade aux formes tentaculaires. Tout le jardin est hanté par ces effigies et ces abstractions de pierre. Cet environnement fait partie des sites les plus remarquables qu’il m’ait été donné de découvrir. J’étais d’ailleurs très étonnée de ne trouver que si peu de documentation à son sujet sur internet…Sophie Cueille lui a consacré une page sur le site Inventaire du Patrimoine culturel en île de France. Bruno Montpied a écrit un papier dans le numéro 163 d’Artension en soulignant d’ailleurs la nécessité d’assurer la pérennité de ce site dans les années à venir.
Depuis que sa femme est décédée George sent ses forces l’abandonner. «Maintenant je n’en fabrique plus trop mais j’ai encore des sculptures dans le garage. Là je n’en fais plus». Lorsque je l’ai rencontré à l’hiver 2021, il me disait ne pas pouvoir travailler car il lui fallait 20 degrés de température pour travailler ses mélanges de ciment. «S’il fait trop froid trop humide on n’y arrive pas.» Mais lorsque je l’ai revu au printemps 2022, George n’avait tout simplement plus envie de continuer…Cependant il se met au dessin et continue d’écrire. Ses forces déclinent mais la nécessité de faire se déplace vers d’autres supports. «Dès que je commence à maîtriser une technique j’arrête et passe à autre chose». Cette phrase résonnait tout particulièrement et me paraissait alors essentielle. Il se dit opposé à un savoir faire, à la connaissance approfondie des moyens qui lui permettent l’accomplissement de son art. Sans doute agit-il ainsi pour que ses œuvres soient toujours capables de dévoiler les mystères et la complexité des forces vitales qui nous animent. Pour que le vertige perdure, il faut que la méthode s’efface.
Je lui ai demandé ce que sa femme pensait de son œuvre. Quel regard portait-elle sur ses réalisations? George m’a ainsi révélé qu’il n’aurait sans doute pas conçu un tel environnement si elle n’avait pas été présente à ses côtés. Elle semble avoir été un moteur à la création. Lors d’une récente visite j’ai eu la chance de franchir la porte de sa maison et de découvrir sa cuisine…J’ai été stupéfaite de voir que les forces créatrices s’étaient également emparées de l’intérieur de l’habitat. L’œuvre sculpturale de George entre dans la maison (on retrouve quantité de souches de bois et de petites sculptures en ciment) et fait écho aux dessins de sa femme qui viennent parsemer les parois des murs. A la fin de sa vie, la femme de George s’est également mise à décorer la maison et à dessiner sur les parois. George lui avait fourni des feutres et elle s’employait à recouvrir de larges parcelles de mur. Ses dessins aux formes enlevées sont joyeux et colorés. Elle collait également aux murs ou sur les meubles des autocollants et des étiquettes de produits de consommation sur lesquels elle dessinait. Cependant, contrairement à George, elle ne souhaitait surtout pas faire connaître son œuvre et vivait recluse les dernières années de sa vie. «On avait un truc en commun avec ma femme, c’est à dire qu’on ne s’ennuyait jamais…On n’avait pas télé c’est pour ça qu’on avait du temps libre.»
«Depuis que j’ai perdu ma femme, j’ai pris un bon coup de vieux. C’est ça le problème. J’ai plus la pêche, j’essaie bien de faire le maximum mais ce n’est pas toujours facile. Il y a des jours ou je n’y arrive pas. La vieillesse est une drôle d’affaire.» J’aurais aimé exposer quelques unes de ses sculptures dans une galerie parisienne, et donner de la visibilité à ses œuvres pour qu’elles soient appréciées par un plus grand nombre et pas seulement depuis le bord de route. Mais pour George c’est peut être mieux ainsi…Si vous passez devant sa maison à Osny vous prendrez alors la pleine mesure du grand œuvre qu’il a réalisé.
Texte écrit entre mai et juin 2022
Visites chez George Maillard entre 2020 et 2022
Le jardin de sculptures de Georges Maillard
95520 Osny
Le site n’est plus accessible suite au décès de l’artiste, mais vous pouvez avoir un aperçu du jardin de sculptures depuis la route. La maison est actuellement en vente.