ARCHITECTURES SANS ARCHITECTES : UNE UTOPIE LIBERTAIRE

ARCHITECTURES SANS ARCHITECTES : UNE UTOPIE LIBERTAIRE

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Les constructeurs en sont perdus, mais d’inquiétantes pyramides résistent aux banalisations des agences de voyage. Le facteur Cheval a bâti dans son jardin d’Hauterives, en travaillant toutes les nuits de sa vie, son injustifiable « Palais Idéal » qui est la première manifestation d’une architecture de dépaysement. Ce Palais baroque qui détourne les formes de divers monuments exotiques, et d’une végétation de pierre, ne sert qu’à se perdre. Son influence sera bientôt immense.

Guy Debord, « Prochaine Planète », Potlatch, n° 4, 4-13 juillet 1954.
Richard Greaves, The Cathedral, 2005. Crédit : Mario del Curto.

Insoutenable. Comment définir autrement la forme d’habitat qui déferle actuellement dans notre société ? Écologiquement non-durable, éthiquement injustifiable, esthétiquement inacceptable, notre habitat est schizophrène. D’une part, on voit chatoyer les mégalomanies architecturales et urbaines des archistars : des constructions spectaculaires et autoréférentielles, parfois intéressantes, mais le plus souvent incapables de répondre aux besoins réels de la population et du territoire dans lequel elles surgissent. D’autre part, on voit se multiplier des stéréotypes de typologies architecturales « locales » qui ne renvoient ni à des endroits précis ni à une époque particulière, mais qui créent une ambiance familière et rassurante : une sorte de grotesque parade du vide. Sous le choc de la globalisation, le paysage contemporain change, talonné par la consommation, pendant qu’il augmente inexorablement la distance entre l’espace habité et celui qui l’habite, entre l’identité d’un individu ou d’une communauté, et les lieux.
Entre les mailles de ce tissu bâti, épais et dépersonnalisant, il existe cependant des lieux de résistance où l’on expérimente de nouvelles formes de convivialité et de créativité. Ce sont des espaces interstitiels où l’individu n’est plus le sujet passif de relations de pouvoir et de mécanismes de marché, mais un acteur capable d’habiter la terre d’une manière responsable et poétique. Aux quatre coins du monde, des individus extravagants, des collectifs indisciplinés ou des communautés entières produisent des actions ou construisent des univers relationnels qui constituent des antidotes puissants contre le sentiment d’anonymat et de solitude qu’on a dans tous ces espaces de consommation et de passage frénétique avec lesquels on nous oblige à cohabiter. C’est grâce à ces pratiques que le temps de la consommation passive se change en temps ludique-constructif et que l’habitat insoutenable se transforme en un théâtre de liberté créatrice.

Habitants-paysagistes
Le transcendant Satrape du Collège de Pataphysique Camille Renault (1866-1954), pâtissier et animateur de fêtes, reconstruit deux fois sa maison à l’architecture ingénieuse, ainsi que son « Jardin des Surprises » où, autrefois, une nature artificielle hébergeait une communauté ludique en ciment habillé. Il y met en scène sa mythologie quotidienne, un carnaval de personnages pittoresques et familiers, transformant son habitat en un espace d’expérimentation et de représentation. Tout comme Josué Virgili (1901-1994) et Jean Grard (1928-2004), inventeurs de jardins animés, Renault donne libre expression à ses tendances instinctives, magnifiant un acte consubstantiel à la culture : le jeu. Pour sa part, Danielle Jacqui (1934) fait éclater la structure modeste de son habitation de Roquevaire au rythme de sa créativité. A l’intérieur comme à l’extérieur, des inscriptions y prolifèrent, à côté de grandes peintures murales, bas-reliefs, assemblages et mosaïques aux couleurs chatoyantes, réalisés à partir de matériaux de récupération. En Beauce (Québec), dans un terrain avoisinant une forêt, le contestataire Richard Greaves (1950) raille quant à lui les règles de la construction. Démembrant de vieilles bâtisses, il crée une citadelle symbolique de cabanes éclatées.
Camille Renault, Josué Virgili, Jean Grard, Danielle Jacqui, Richard Greaves font partie de la grande famille des habitants-paysagistes (Lassus, 1975) : des femmes et des hommes prêts à défier la fureur délocalisante des multinationales économiques et la pauvreté sémantique du paysage urbain contemporain en construisant leur propre utopie. Ils appartiennent majoritairement aux classes populaires et à la frange inférieure des classes moyennes et procèdent en utilisant des rebuts récoltés dans leur environnement immédiat, qu’ils réemploient, assemblent, détournent. Ils interprètent instinctivement des besoins et des facultés humaines fondamentales devenus imperceptibles, car occultés par les faux désirs produits par le spectacle de la société de consommation : le besoin de jouer, la faculté de fabriquer. Autodidactes, ils jouent avec les matériaux glanés, en expérimentant diverses techniques et en exploitant un outillage rudimentaire. Ils donnent forme ainsi à des ensembles structurés, colorés, « kitsch » et en même temps inventifs : des façades historiées, des clôtures ouvragées, des constructions ingénieuses, des bestiaires de ciment, des assemblages ou des archisculptures monumentaux. C’est un travail quotidien, à la fois manuel et intellectuel, expérimental et évolutif, qui change en suivant le rythme de vie des auteurs et déborde parfois, jusqu’à envahir l’espace public.

Potlach
Ces créations sont offertes métaphoriquement à la collectivité. Elles embellissent une habitation à l’architecture souvent banale, mais elles sont aussi les théâtres d’une action, d’un rituel quotidien ayant ses spectateurs : les habitants du lieu, les promeneurs. Ceux-ci sont appelés à observer l’auteur à l’œuvre pendant qu’il collecte ses matériaux ou réalise ses productions, ils sont invités à découvrir, à parcourir une œuvre-lieux qui modifie non seulement un espace de vie personnel, mais aussi l’habitat collectif. « Bonjour aux promeneurs ! », lit-on à l’entrée du jardin de Fernand Châtelain (1899-1988) à Fyé, près d’Alençon (France), en bordure de la nationale 138 ; « Ralentis regarde moi », « Stop visites à l’œil » ; « Visites interdites depuis la route DANGER On visite à l’intérieur », écrit Joseph Donadello (1927) dans des panneaux placés juste en dehors de son jardin de statues humoristiques en ciment coloré s’étendant en bordure d’une route champêtre à Saiguède (Haute-Garonne). Dans ces espaces, a lieu une rencontre, un échange, entre l’individu et la collectivité.

Fragilité
Ces environnements hors normes existent sur tous les continents et font l’objet d’une attention particulière en France et aux Etats-Unis (souvent dans les domaines de l’art brut et de l’outsider art). Cependant, leur connaissance demeure réservée à un cercle restreint d’amateurs. Sauf quelques cas éclatants, ils restent méconnus. Parfois, ils sont appréciés comme des curiosités locales. Ils sont de ce fait difficiles à découvrir, leur documentation est fragmentaire. De nombreuses informations demeurent dans la mémoire des gens ou dans des archives privées, sous forme de photos et de vidéos amateurs. Réalisés avec des techniques improvisées et des matériaux inappropriés, ils se révèlent enfin éphémères. Les habitants-paysagistes se préoccupent rarement de la conservation de leurs productions et, après leur décès, celles-ci risquent de disparaître. Nécessitant un entretien constant et étant parfois dénoncées comme des constructions illégales, elles suscitent des réactions contrastées chez les héritiers. Le risque de disparition est souvent aggravé par l’indifférence ou l’hostilité des populations locales, incapables de convertir leur regard pour reconnaître la valeur et le potentiel énorme de ces sites pour le territoire dans lequel ils surgissent.

Invitation au voyage
Comment faire face alors au sort de ces héritages ? Ce sont des entrelacements dynamiques d’objets fortement ancrés à leur territoire d’origine. Pour qu’ils ne s’étiolent pas, on devrait évidemment éviter de les morceler et/ou de les déplacer dans des collections publiques ou privées, comme cela arrive souvent. Toute tentative de muséification paraît paradoxale car, malgré les bonnes intentions, elle engendrerait inévitablement une sorte de momification.
Certains intellectuels se sont penchés sur le problème de la postérité de ces « environnements singuliers », Laurent Danchin rédige en 2003 S.O.S. Environnements singuliers. Programme International de Sauvegarde des Environnements d’Art Populaire, un projet culturel pour le Fonds International pour la Promotion de la Culture – Unesco, et Eva di Stefano [1] signale l’urgence d’une Charte européenne pour leur protection. Certains passionnés ont également fait un travail de recensement extraordinaire, partagé dans des archives en ligne [2]. Mais ces expériences sont poétiques en raison de leur nature éphémère et évolutive, et il n’existe aucun autre moyen d’appréhender leur âme que de les visiter avant qu’elles ne disparaissent. Ce dont on a besoin est alors, avant tout, d’éduquer nos yeux à distinguer dans la marge les témoignages précieux d’une mémoire collective.

Sam Rodia, The Watts Towers, 1921-1954. Crédit : Luisa Del Giudice

Les fils rouges de l’indiscipline
Avec mes amis du PIF (Patrimoines Irréguliers de France), j’ai traversé les territoires à la recherche de lieux hors normes, de rencontres insolites, de situations inattendues. Nos pérégrinations se sont inspirées des excursions urbaines de Dada, des errances des premiers surréalistes ou des dérives urbaines des situationnistes. Aux yeux de ces artistes, l’urbanisme moderne est une sorte de dictature, dominée par la surveillance policière et imprégnée de morale chrétienne. Ce totalitarisme urbain a fait de l’habitation la prison modèle et ambitionne de supprimer la rue, le lieu par excellence du dépaysement, afin de pouvoir surveiller avec plus d’efficacité la vie des gens, renfermés comme ils le sont dans leurs îlots.
En s’affranchissant de l’idée de l’œuvre comme matérialité, les dadaïstes, les situationnistes, puis les artistes du Land Art, ont choisi la marche comme medium artistique dont la valeur esthétique réside uniquement dans sa capacité à savoir interpréter, donc qualifier, le territoire.
C’est grâce à cet héritage « cinéplastique » que nous avons choisi de nous mettre en route. En entrelaçant des cartographies réelles et imaginaires, nous avons traversé les frontières entre des mondes souvent présentés comme hermétiques : le monde de l’art et celui du non-art ; le monde de la lutte intime et celui de la lutte sociale et politique. A travers l’errance, nous avons découvert une grande œuvre collective en devenir. Nous avons constaté que les fils rouges qui lient les « radicaux » et les « marginaux » sont nombreux et que le travail des habitants-paysagistes n’est pas du tout solitaire. Il est au contraire étroitement lié à d’autres formes et pratiques indisciplinées : des cabanes bricolées sur les ZAD et les ronds-points, des espaces provisoires pour célébrer des fêtes et des rituels communautaires, des écovillages et des utopies sociales qui réinterprètent l’histoire profonde du territoire où elles naissent, ou encore des laboratoires improvisés, des installations et des jardins urbains clandestins où l’on cultive la sociabilité, la réciprocité et l’expression créative. Hommages au « do it yourself », toutes ces utopies concrètes sont des lieux à la fois identitaires et relationnels, se nourrissant de la relation avec l’environnement et avec les matériaux ; des matériaux que notre société a abandonnés dans une décharge ou oubliés sur les rives d’un fleuve et qu’on recueille et ramène à la vie, dans des élaborations prodigieusement poétiques.

Faire rêver
En défiant les règles de la société globalisée et spectaculaire, ces pratiques indisciplinées semblent satisfaire toutes un même désir, qu’on pourrait qualifier de surréaliste-révolutionnaire. Au sens du devoir de la vie courante et au rêve d’immobilité dont se nourrit l’utopie monumentale, elles opposent le provisoire, l’éphémère, le changeant, invitant l’architecture et le jeu à se retrouver. Elles lancent une critique au style caserne propre au fonctionnalisme et donnent une réponse à l’un des problèmes plus grands de la société contemporaine : l’organisation des loisirs. Ce qui n’est rien d’autre qu’une manière d’organiser, donc d’imbriquer et de réprimer la liberté des individus et des foules. L’architecture retrouve alors, grâce à leurs actions, tout son sens, puisqu’elle redevient un moyen individuel et collectif d’articuler le temps et l’espace, de s’approprier la réalité, de faire rêver.

Notes

Notes
1 Ex-professeur d’Histoire de l’art contemporain à l’Université de Palerme, elle dirige, depuis 2008, l’Osservatorio Outsider Art ainsi que sa revue scientifique en ligne : voir www.outsiderartsicilia.it
2 Parmi les archives en ligne consacrées aux environnements singuliers, la plus connue est celle de SPACES [Saving and Preserving Arts and Cultural Environments], organisation fondée par Seymour Rosen et dirigée par Jo Farb Hernández (http://spacesarchives.org). Pour l’Europe, on peut faire référence au blog de Henk Van Es (https://outsider-environments.blogspot.com) ; pour l’Italie, au site de Costruttori di Babele, conçu par l’anthropologue Gabriele Mina (http://www.costruttoridibabele.net) ; pour la France, au site promu par le LaM Lille Métropole Musée (habitants-paysagistes.musee-lam.fr) et au blog historique de Bruno Montpied (http://lepoignardsubtil.hautetfort.com) qui a publié également le premier inventaire général des environnements réalisés en France par « des autodidactes populaires, bruts, naïfs, excentriques, loufoques, brindezingues, ou tout simplement inventifs », où sont répertoriés et décrits 305 sites disparus ou existants. Voir B. Montpied, Le Gazouillis des éléphants, Editions du Sandre, 2017.