La production juridique de l’espace public

La production juridique de l’espace public

En couverture : Ex-Asilo-Filangieri, Napoli. Crédit photo Sabrina Merolla.

Introduction
La rationalité néolibérale et la société de la crise

Le néolibéralisme dominant se présente comme « une rationalité politique globale, une logique normative qui concerne tous les aspects de la société, toutes les dimensions de la vie » (C. Laval 2016). Cette radicalisation générale du néolibéralisme trouve dans la crise sa source de légitimation. Réductions des salaires, privatisations, précarisation du travail sont présentées comme des mesures techniques permettant de combattre la crise (G. Zagrebelsky 2016:13). En réalité, ces mesures la renforcent en produisant une sorte de “spirale infernale” qui semble entraîner les États entiers vers une “sortie de la démocratie”. Les signes caractéristiques de ce courant politique sont la concentration du pouvoir décisionnel dans les gouvernements au détriment des parlements et le recours toujours plus fréquent à l’état d’exception (en français, “l’état d’urgence”).

Toutefois la dé-démocratisation en cours n’implique pas la dés-étatisation. Le néolibéralisme entend, en fait, modifier la structure des États et les transformer en dispositifs disciplinaires à son service ; il utilise les États afin d’achever son développement. Dans cette perspective, les institutions publiques sont soumises au régime de la concurrence afin de mettre en place une société intégralement régie par le droit privé, « qui n’admet pas de dérogations au primat du marché, pas même au nom des objectifs politiques de nature collective, comme ceux définis par l’État constitutionnel » (G. Preterossi 2015:18).

Face à cette crise il y a deux réponses possibles, l’une néoautoritaire, l’autre démocratique- participative. La première se caractérise par la simplification verticale du commandement. La seconde consiste à intégrer au sein du processus démocratique les instances participatives qui viennent de la société. Cette seconde option fait l’objet de notre étude.

Pour transformer les instances participatives en pratiques politiques, la démocratie n’a pas seulement besoin de règles partagées par tous mais aussi et surtout de moyens, de biens qui soient considérés comme « biens-en-commun ». Dans une République, écrivait J. Bodin « il faut qu’il y ait, outre la souveraineté, quelque chose de commun et de public, comme le domaine public, le trésor public, le pourpris de la cité, les rues, les murailles, les places, les temples, les marchés, les usages, les lois, les coutumes, la justice, les loyers, les peines, et autres choses semblables, qui sont ou communes, ou publiques, ou l’un et l’autre ensemble, car ce n’est pas la République s’il n’y a rien de public » (J. Bodin 1964:Ch.II).

Notre hypothèse d’étude part de ce présupposé: pour sortir de la crise il faut créer à nouveau le monde des biens-en-commun. Ceci est rendu possible par la constitutionnalisation de la propriété. Selon ce paradigme les biens permettent aux personnes de jouir de leurs droits fondamentaux dans une optique de solidarité sociale. Au moyen de ces biens, comme l’affirme l’article 3 de la constitution italienne, la République élimine « les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens, entravent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays ». Mais afin que ce travail d’élimination des obstacles d’ordre économique et sociale élimine également l’apathie politique que l’on retrouve à beaucoup de niveaux de la société, il est nécessaire que ces biens soient mis directement à la disposition des communautés d’habitants. La reprise des usages collectifs, que nous proposons ici, va dans cette direction parce que ceux-ci, en plus de permettre aux personnes d’exercer leurs droits fondamentaux, contribueraient à développer le régime démocratique-participatif en donnant ainsi un nouveau souffle à l’esprit démocratique et social des États constitutionnels.

Ce modèle pourrait représenter un dispositif permettant de libérer l’énergie politique en germe dans les processus de contre-démocratie (P. Rosanvallon 2006/2012) qui se sont surtout développés dans le mouvement de la contestation écologique et dans celui des biens communs. Dans cette optique, l’immanence de la lutte politique et les tentatives de construction d’une nouvelle « transcendance politique » s’impliquent récursivement. Elles déterminent la dialectique interne d’un type de rationalité opposé à celui du néolibéralisme, dans lequel ce qui est au centre des rapports sociaux n’est plus la valeur d’échange (économique) des biens, mais plutôt leur valeur d’usage, leur utilité sociale.

La construction du domaine public moderne. Un aperçu historique

La contradiction entre l’appartenance et la fonction du bien résulte de la dissociation entre la notion juridique des biens publics et celle de leur usage public. Dans le droit romain ces notions s’impliquaient réciproquement (P. Maddalena 2014).

Le droit romain distinguait les res extra patrimonium des res in patrimonio. Celui-ci mettait en lien les res extra patrimonium (extra commercium) – res inaliénables et inappropriables et dans lesquelles étaient inclus les biens sacrés, religieux, saints et publics – avec les res communes, les biens appartenant à tous, et plus précisément à l’humanité (res communes omnium), au peuple (res publicae), ou aux villes, municipiae ou coloniae (res universitatis), c’est-à-dire à des communautés d’hommes. Les biens publics étaient les biens du peuple, ils n’étaient pas transférés à une autorité qui les concédait ensuite. « Il s’agissait de lieux » – destinés structurellement à un “usage public” – « au sein desquels chacun pouvait faire valoir son droit de libre accès et de libre usage […]. Ces choses étaient dites « publiques » en ce sens précis qu’elles étaient librement accessibles à tous, comme si chacun des membres du peuple eût sur elles un droit attaché à sa qualité de citoyen, imputé à ce qu’il y avait de public dans sa personne – comme si chacun fût porteur d’une double personnalité privée et politique, et qu’à ce second titre les choses de la cité lui appartenaient à lui comme à tous, mais inaliénablement » (Y. Thomas 2006:1431-1462).

La dichotomie pertinente était alors entre « appartenance collective et appartenance individuelle ou solitaire » et non entre « appartenance publique et appartenance privée » (P. Maddalena 2012). La République romaine était propriétaire des biens collectifs en tant que garante de leur accessibilité et de leur inaliénabilité. Le rapport entre tout et partie, c’est-à-dire entre souveraineté publique et “peuple”, était décisif, grâce à celui-ci le civis participe de la souveraineté de la communauté et peut jouir d’une partie du tout, en tant que “partie” de la communauté.

En d’autres termes, selon le schéma du droit romain la propriété collective précède la propriété privée et est étroitement liée à l’exercice de la souveraineté par le peuple. En partant de “ce qui est en commun” on en dérive ce qui est à la disposition du particulier. Une partie du territoire est conservée par la communauté et une autre est divisée entre ses membres. Chaque partie du territoire est romaine en tant qu’elle est le domaine d’un romain, mais un romain ne peut être considéré comme tel qu’en tant qu’il possède ce droit souverain sur une partie de la terre romaine, qui, elle, appartient constitutivement à toute la communauté.

Avec la fin de l’Empire romain de nouveaux rapports se sont substitués aux précédents et se sont fixés dans l’institution du fief. Celui-ci prévoyait deux espèces de dominium : le dominium eminens et le dominium utile. Au premier revenait en propre la propriété de la terre et la domination des hommes qui y habitaient ; au second le droit de détenir, d’avoir l’usufruit et de jouir de la terre, en donnant au feudataire une part de la récolte. A travers un processus long et complexe, le dominium eminens et par là-même la souveraineté furent transférés, à la fin du Moyen-Âge, au Souverain. Les biens de la collectivité furent fragmentés en divers fiefs, qui caractérisèrent la géographie politique européenne jusqu’à la formation des premiers États territoriaux, et furent transférés, sous la forme du domaine (de dominium), d’abord à la couronne et ensuite à l’État. Ce dernier devint “propriétaire” de biens qui historiquement étaient à la disposition de tous.

A l’origine, donc, la propriété publique était « une propriété collective, c’est-à-dire une propriété dont chaque membre de la collectivité pouvait profiter des utilisations; étant donné, d’une part, qu’on a dû trouver quelqu’un qui pouvait pourvoir à son entretien et, d’autre part, qu’il était nécessaire qu’il y eût quelqu’un qui pût disposer à sa guise, quand les circonstances l’exigeaient, de l’acquisition ou de la cession des biens, on finit par l’individuer dans le dominus terre, puis dans le souverain, et ensuite dans la couronne; ce sujet fut considéré comme administrateur des biens d’autrui » (M. S. Giannini).

La bourgeoisie révolutionnaire française fut celle qui, pendant la révolution de 1789, remit la propriété publique à la disposition de la collectivité. « Dans une nuit historique » de 1790, avec la loi du 22 novembre – 1° décembre, le domaine de la Couronne et sa souveraineté furent transférés à la Nation. « Chemins publics, rues et places des villes, fleuves et rivières navigables, rivages, lais et relais de la mer, ports, rades, etc. » (Art. 1, II) formèrent le contenu de la notion moderne de domaine.

Pour achever le passage des “biens sacrés du Roi” aux “ biens de la Nation ” on utilisa le schéma du droit propriétaire. Les biens qui étaient à la disposition du Souverain furent transférés au “ nouveau propriétaire ”, à l’État.

Le problème de cette collectivisation est qu’elle fut pensée dans les termes de la propriété. De ce fait la législation révolutionnaire « a permis à la loi d’écarter l’inaliénabilité qui constituait, sous l’ancien droit, un principe d’ordre constitutionnel, une loi fondamentale du royaume » (Y. Gaudemet, 2014:p. 54). Les biens de la nation formèrent, d’une part, quand ils étaient liés à la réalisation des intérêts généraux, la notion de domaine, et d’autre part, celle de patrimoine de la Nation, ce qui rendit possible leur aliénation éventuelle. Le Code Napoléon hérita de ce schéma qui fut ensuite adopté par la plupart des Codes Civils des États de l’Europe continentale.

Pour compliquer les choses le concept d’ « Etat-personne » prévalut entre le dix-huitième et le dix- neuvième siècles et se substitua à l’idée du Souverain de l’ancien régime, à tel point que l’État apparut comme un « propriétaire en grand » qui use et jouit de ses biens de manière exclusive.

La constitutionnalisation de la propriété

Les États constitutionnels de l’après-guerre héritent de la conception propriétaire des États libéraux, selon lesquels la propriété est « publique ou privée ». De nombreux interprètes, en fait, vont considérer seulement le régime d’appartenance des biens et non leur fonction. La fonction est déterminée par le sujet « propriétaire ». L’expression « propriété publique » est ainsi introduite seulement pour expliquer la nature des pouvoirs et des droits que l’État peut exercer sur les biens qui sont en sa propriété. L’État apparaît ainsi comme un « propriétaire en grand », qui dispose des biens publics de la même façon qu’un particulier jouit de sa propriété. On oublie toutefois que dans les constitutions modernes – comme c’est le cas de la constitution italienne – le fait que les biens publics soient la propriété des pouvoirs publics n’est qu’un expédient technique pour reconnaître dans le système constitutionnel à côté de la propriété privée un nouveau type de propriété, celle qui est publique.

Selon un maître du droit italien, Massimo Saverio Giannini, la norme constitutionnelle selon laquelle « la propriété est publique ou privée » (art. 42) n’a pas une valeur purement descriptive mais a plutôt « une valeur politique polémique, contrairement aux conceptions selon lesquelles la propriété par excellence serait la propriété privée […] » (M. S. Giannini 1971:453).

La propriété publique est un type de propriété qui est à l’opposé de la propriété privée, parce qu’elle introduit un lien de correspondance entre bien publics et droits constitutionnels (Y. Gaudement 1998:125). Le lien qui unit inséparablement “appartenance” et “obligation de destination” est un puissant dispositif juridique et conceptuel grâce auquel il est possible dans les régimes constitutionnels de constitutionnaliser l’intégralité de la doctrine propriétaire.

Dans la constitution italienne, par exemple, sans la reconnaissance constitutionnelle de la propriété publique et la liaison de celle-ci aux finalités constitutionnelles, il n’aurait pas été possible de « relativiser » la propriété privée (S. Rodotà 2012:121), laquelle est juridiquement protégée seulement parce qu’elle est “conditionnée” à la réalisation de la “fonction sociale”, c’est-à-dire à la réalisation des fins d’utilité sociale pour la totalité du peuple. Il faut donc considérer les biens publics et privés comme des utilitates tendues vers la réalisation des finalités de la norme constitutionnelle qui a comme principe intrinsèque celui d’éliminer « les obstacles d’ordre économique et social, qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citadins, empêchent le développement complet de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du pays » (art. 3 Const.).

En Italie en juin 2007 a été instituée la “ Commission Rodotà ” qui a travaillé à la construction de la notion de “biens communs” afin de mettre en conformité le Code Civil, qui a une structure propriétaire, avec la norme constitutionnelle. La Commission a déclaré que les biens communs « expriment des utilitates servant à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne et sont soumises au principe de la sauvegarde intergénérationnelle des utilitates » (Commission Rodotà 2007). C’est justement parce qu’un bien est commun que tous ont le droit d’y accéder mais ont également le devoir d’en respecter l’intégrité pour les nouvelles générations. Cette conception est, selon nous, conforme à la constitutionnalisation de la propriété. Mais il existe d’autres interprétations des biens communs qui envisagent autrement les notions de public et de privé, en séparant les biens de la notion d’appartenance et en incluant les biens dans les pratiques du “ commun ”. Pour eux, c’est le “ faire commun ” et non l’appartenance qui caractérise les biens communs. Cette scission entre “ l’appartenance ” et l’ “ obligation de destination ” conduit à utiliser de nouveau la logique de la propriété privée. De telles approches risquent, à notre avis, d’adopter une conception vague et ambiguë du “ commun ”, qui partage avec le paradigme néolibéral l’hostilité envers « tout ce qui est public », alors qu’il serait beaucoup plus utile de distinguer ce qui dans le droit public a défendu le primat du propriétaire, de ce qui « est capable d’exprimer une logique ” constitutionnelle ”, autonome et autre que celle du marché » (G. Preterossi 2015:19).

Le droit à usage collectif

Pour renverser l’interprétation propriétaire de l’énoncé constitutionnel – selon laquelle l’organisme public est considéré comme l’utilisateur « exclusif » des biens de sa propriété et non comme leur administrateur « pour le compte de la collectivité » (M. S. Giannini 1971:451-453) – « il faut revenir aux origines » (M. S. Giannini 1963:48).

En ce sens, il serait utile de remettre au goût du jour la catégorie juridique des ”usages”. Les usages les plus connus et les plus diffusés en Europe sont les usages civiques. Il s’agissait ordinairement de l’usage collectif des pâturages, des bois, des moulins et en général de tous les biens ”utiles” à la collectivité. Dans la construction moderne de la notion de propriété publique ceux-ci furent intégrés au droit public et formèrent le contenu des « droits collectifs ». Les « droits collectifs » étaient avec le domaine et le patrimoine les trois espèces de biens publics.

Malgré leur diversité, les usages collectifs semblent avoir quelques caractéristiques communes fondamentales :

a°) Les biens, objet du droit d’usage collectif, se présentent comme « des choses ouvertes à la jouissance et à l’usage collectif » qui peut être réglementé mais qui ne peut jamais être éliminé (V. Cerulli Irelli 1983:422).

b°) Cette forme ”spéciale” d’usage et de jouissance « est objet d’un droit qui fait référence à une collectivité déterminée (communauté d’habitants) » (V. Cerulli Irelli 1983:423).

c°) Les principes fondamentaux des usages collectifs sont : l’accessibilité, l’inclusion, l’impartialité et l’usufruit.

Donc, les droits collectifs impliquent toujours l’usage direct du bien par des communautés déterminées. Les habitants ne sont jamais de simples bénéficiaires du bien mais le gèrent directement par le biais d’un usage réglementé. Cet aspect comporte un risque, parce que les communautés d’habitants tendent à exclure ceux qui y sont étrangers. Cette ambivalence peut être dépassée en respectant la ”fonction sociale”, la ”destination publique” et la ”sauvegarde intergénérationnelle” des biens. On peut donc surmonter cette ambivalence tout en garantissant les principes fondamentaux des usages collectifs : l’accessibilité, l’inclusion, l’impartialité et l’usufruit. Si l’on ne respectait pas ces principes, on retomberait dans un usage exclusif du bien. A partir de la pratique de l’usage et de la jouissance directs des biens par des communautés spécifiques d’habitants, les biens peuvent étendre leur valeur d’usage à la collectivité toute entière, comme si les communautés, en utilisant un bien, libéraient toute l’énergie sociale retenue en lui.

Cette approche ne propose pas un « néomédiévalisme institutionnel » (U. Mattei 2001:24; G. Teubner 2005), mais permet plutôt de définir les « contextes » dans lesquels s’insèrent les différents biens et de « dégager les potentialités dont chaque bien est porteur » (S. Rodotà 2012:114), en les libérant de la camisole de force de leur appartenance.

L’administration publique change ainsi de fonction : elle n’intervient plus de manière autoritaire mais crée les conditions, par le biais de règlements d’usage appropriés, afin qu’un contexte de développement civique se produise de lui-même. En substance l’administration civique revient à administrer pour le compte d’un tiers.

Notre hypothèse récupère, donc, le schéma des usages collectifs comme dispositif pour donner un nouveau souffle aux biens publics et privés, en les remettant au service de la satisfaction des droits fondamentaux. On donnerait, ainsi, une forme concrète du point de vue juridique et institutionnel à beaucoup de formes de réappropriations qui ont été expérimentées dans la dernière décennie au nom des biens communs. Ce schéma pourrait aussi contribuer à dépasser la contraposition entre la dimension individuelle et la dimension collective des droits fondamentaux qui sont remis au centre du débat public par l’émergence de la « folie raisonnable des biens communs » (F. Cassano 2004:19-32; V. Cerulli Irelli, L. De Lucia 2014).

En outre, avec ce modèle, les droits de la liberté, les droits politiques et les droits sociaux – ou comme les appelle Gustavo Zagrebelsky, « les droits de justice » (G. Zagrebelsky 1992:chap.IV) – sont harmonisés. Ce n’est plus l’individu abstrait qui est au centre mais la ”personne sociale” selon le modèle constitutionnel prévu par les articles 2 et 3 de la Constitution italienne (S. Rodotà 2012:chap. V). Ceux-ci regardent les droits sociaux, c’est-à-dire « l’ensemble des prétentions ou des exigences desquelles dérivent des attentes légitimes, que les citadins ont, non pas comme des individus particuliers, indépendants les uns des autres, mais comme des individus sociaux qui vivent, et ne peuvent pas ne pas vivre, dans une société avec d’autres individus » (N. Bobbio 1999:458).

En conclusion notre hypothèse est que les administrations publiques (État, Régions, Communes), par le biais de ” règlements d’usage ” adaptés, pourraient reconnaître les “ usages collectifs ” récents qui se sont spécialement répandus dans les grandes villes et qui, pour répondre à la crise économique, sociale et écologique en cours, redonnent une place centrale à la fonction sociale des biens et à leur destination publique.

Usage civique des biens publics : le cas de l’“Ex Asilo Flangieri” de Naples (Italie)

Sur ces présupposés théoriques, à Naples – dans un immeuble de près de 3000 m² dans le cœur du centre historique de la ville – une communauté de travailleuses et de travailleurs dans les domaines de l’art, de la culture et du spectacle pratique depuis près de trois ans l’”usage civique et collectif urbain” d’un bien public. Du 2 mars 2012 (date à laquelle l’immeuble fut occupé) à aujourd’hui l’espace, “propriété de la mairie”, a été l’objet de divers arrêtés municipaux, qui en ont reconnu l’usage collectif. En l’absence d’un « règlement d’usage des espaces reconnus comme biens communs » (et pour cette raison destinés à la satisfaction des droits fondamentaux), la communauté des travailleuses et des travailleurs, au moyen d’une « table ronde pour l’autogouvernement » ouverte au public, a élaboré une « Déclaration d’usage civique et collectif urbain » (ex Asilo Filangieri 2015). La Déclaration, qui repose sur une interprétation large des usages civiques, représente « un modèle de gestion des biens publics, qui fait revivre la fonction sociale des biens, en garantissant l’accessibilité, l’impartialité et l’inclusion dans l’usage des espaces et des instruments de production. Ce sont ceux qui utilisent les biens publics reconnus comme biens communs qui sont directement légitimes pour les gérer, au moyen de décisions prises de manière démocratique et horizontale. C’est donc un modèle d’”usage civique” capable de transformer le public en réarticulant la souveraineté et en la transférant à de nouvelles institutions populaires radicalement démocratiques qui est proposé, en supprimant ainsi l’aspect autoritaire de la discrétion politique et administrative » (ex Asilo Filangieri 2014). Selon ce modèle de jouissance et d’usage collectif de la chose publique, les principes cardinaux des usages collectifs – l’accessibilité, l’inclusion, l’impartialité et l’usufruit – deviennent les modalités d’usage du bien. Ces principes, en somme, déterminent le fonctionnement de la structure organisatrice qui règle le processus d’autogouvernement de la communauté en question. L’usage collectif de l’ “ Ex Asilo Flangieri ” se présente comme un usage réglementé d’un espace public, dans lequel sont rendues publiques les règles d’accès et de décision auxquelles tous ceux qui traversent l’espace doivent se conformer. De cette manière la communauté en question se réserve le droit de recourir non seulement à « ce qui en d’autres temps aurait été décrit comme la possibilité d’autogestion […], mais également [à] la possibilité bien plus importante […] de définir de manière autonome les règles fondamentales de l’usage-appropriation du bien commun » (C. A. Ristuccia 2006:XI).

Progressivement l’espace a été transformé en un « Centre de productions interdépendantes », en associant « à la réappropriation symbolique des espaces, l’expérimentation de pratiques radicales de rassemblement des travailleurs vers de nouvelles formes d’organisations, de productions et d’usufruit de la culture » (ex Asilo Filangieri 2014). Il a été ainsi donné vie à un processus fondé « d’une part sur la construction d’une communauté ouverte, fluide, potentiellement infinie et, de l’autre sur l’expérimentation d’une gestion fondée sur l’autogouvernement […] selon les principes de coopération, de mutualisme et de solidarité » (ex Asilo Filangieri 2014). De cette manière les espaces de l’immeuble “ Ex Asilo Flangieri ” sont mis constitutionnellement au service de la création artistique et culturelle. La force de ce modèle est son caractère réplicable.

Il s’agit d’une “ théorpratique ” des biens-en-commun au moyen de laquelle les savoirs se transforment en des formes d’action et d’organisation. Grâce à ces savoirs pratiques de nouvelles formes concrètes d’organisation du dissensus voient le jour et pourraient permettre de sortir du piège de l’immanence de la lutte politique. La complexité de ce thème, que nous ne pouvons éluder, nous oblige à nous contenter de l’esquisser ici. Celui qui ne veut pas se résigner à la postdémocratie et au néoautoritarisme régnant, « ne peut pas » en fait « ne pas parier sur la possibilité de nouvelles repolitisations […] au moyen d’une nouvelle “transcendance politique” qui soit en mesure d’assumer ce qui potentiellement la nie, en rassemblant et en sélectionnant les instances » (G. Preterossi 2015:35). Comme l’a écrit Pierre Rosanvallon (P. Rosanvallon 2012) la postdémocratie se présente toujours comme une dynamique ambivalente. Celle-ci peut être comprise soit comme le terme extrême de la neutralisation de la politique, soit comme une réaction “civique” à toute tentative de neutralisation. Si la démocratie civique devait s’unir au paradigme néolibéral, comme le même Rosanvallon le craint, elle risquerait de se traduire en une “démocratie impolitique” dans laquelle l’antithèse de l’expansion de la démocratisation est représentée par le déclin du “politique”. Il faut alors corriger le tir au sein de la contredémocratie pour « en reconnaître les points forts et la portée réelle », non pas « pour s’y soumettre mais plutôt pour avoir l’hégémonie sur elle » (G. Preterossi 2015:36). Il s’agit alors de construire une contre-hégémonie qui, d’un côté, accepte la complexité des subjectivités plurielles, jamais réductibles aux formes passées du sujet politique, et qui, d’un autre côté, s’efforce de les réunifier symboliquement au moyen du partage de “pratiques de liberté” et de la construction d’un discours public capable de construire un imaginaire alternatif aux modèles imposés par les rapports sociaux prédominants.

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