En couverture : La Jarry, Vincennes, photo d’Olivier Vilain.
Le squat, occupation illégale d’un bâtiment vide, est une manière de se loger gratuitement, d’occuper un lieu pour le défendre, mais pour les activistes, il constitue un véritable espace d’expérimentation : sociale, politique, artistique. Il interroge sur les notions de propriété privée et collective, et leur préfère les valeurs d’usage et de bien commun. Il favorise l’autogestion.
L’exception française
Les dernières fois que je suis venu à Rome, avec quelques amis nous avions fait un petit tour des squats et autres lieux alternatifs de la ville. J’avoue avoir été impressionné par leur nombre, leur diversité, leur taille mais surtout leur longévité. De par mon expérience de vie essentiellement urbaine, j’ai été amené à fréquenter cette typologie de lieux sur Paris et sa périphérie, majoritairement pour des événements culturels : concerts, expositions, performances, mais aussi pour des cantines ou des manifestations plus politiques. Les réflexions de notre collectif sur les différentes manières d’habiter l’espace autrement entrent fortement en résonance avec l’histoire et l’actualité de ces lieux et je vais vous proposer ici de revenir sur l’aventure des friches industrielles en France.
Il nous faut déjà rappeler que les liens entre les arts, la culture et l’État s’articulent de manière bien spécifique en France. Cette politique est initiée par André Malraux avec notamment la création du ministère de la Culture (1959) et deux objectifs affichés : la protection sociale pour les artistes et l’accès pour tous à la culture. Cependant, c’est véritablement à partir des années 70 que les plans successifs favorisent le maillage du territoire français en équipements collectifs, tandis qu’une politique active de formation d’animateurs et de cadres provoque une rapide professionnalisation des personnels des institutions culturelles et socioculturelles. Les associations constituent le terreau, le socle de la vie culturelle française.
En parallèle, le statut d’intermittent du spectacle se développe jusqu’à intégrer, en 1969, les artistes interprètes, puis les techniciens du spectacle vivant. En France, un intermittent du spectacle est un artiste ou un technicien professionnel qui travaille pour le spectacle vivant, le cinéma ou l’audiovisuel et qui bénéficie, suivant des critères d’un nombre d’heures travaillées, d’allocations chômages caractéristiques. Ce régime protecteur – qui enchaîne les crises à répétition depuis 2003 – permet d’indemniser le travail dit « invisible » (développement d’un scénario, entraînement du danseur). Cependant, ce dispositif cumule les effets pervers : il génère précarité, fragmentation du travail, course aux cachets, prise de risque bridée. La professionnalisation à outrance de tout le secteur égratigne au passage les pratiques amateures, désormais chaque artiste qui monte sur scène est présumé salarié.
Malheureusement, depuis de nombreuses années, on peut faire un triste constat : le ministère de la Culture s’intéresse globalement plus aux activités, c’est-à-dire aux productions, au contenu qu’au contenant, au fait associatif, à la sociabilité. De plus, le réseau associatif a été énormément impacté par l’arrêt récent de certains dispositifs d’aide à l’emploi, la plupart des structures ne pouvant renouveler les contrats d’employés pourtant essentiels à leur mission d’éducation populaire. Le milieu associatif est donc très fragilisé et semble impuissant face aux assauts du capitalisme culturel qui s’opèrent actuellement. De grands groupes investissent dans la musique, le théâtre, la danse ou même le cirque avec la complicité de l’État par le biais de crédit d’impôts, délégations de services et autres partenariats. Cet essor du privé qui se déroule aujourd’hui dans le spectacle vivant est un changement majeur dans le panorama culturel français.
Des mouvements d’occupation collective
Ne se reconnaissant plus dans les cadres de l’action publique jugés trop normatifs, nombre d’artistes se sont intéressés aux friches industrielles apparues dans les années 80 consécutivement au mouvement de désindustrialisation. Initiatives éclatées à l’origine, elles se sont vite fédérées la décennie suivante par des réseaux comme Trans Europe Halles [1] à l’échelle de l’Europe. A l’époque, le désintérêt de la puissance publique et des promoteurs pour ces espaces privés de leur fonction initiale a également permis le développement de la scène free party et des raves. Commerces abandonnés, terrains vagues, casernes désaffectées, entrepôts vides permettent à des artistes regroupés en collectifs, le plus souvent pluridisciplinaires, de trouver de vastes espaces pour faire vivre leurs pratiques culturelles dans des environnements non contraints (bruit, règles, amplitude d’ouverture…). L’occupation illégale devient alors une sorte de tactique singulière mise en œuvre pour résister aux grandes stratégies, aux logiques dominantes, celles de la culture comme celles de l’urbanisme. De part leurs aspects collaboratifs et hybrides, ces ruches avant-gardistes s’inscrivent également sur la carte de la communauté polymorphe des tiers-lieux[2].
Le squat reste souvent défini comme une appropriation éphémère, les propriétaires redoutent cependant moins une invasion artistique car il est plus facile de déplacer des activités que des personnes. Néanmoins, cette question de la temporalité et l’usure engendrée par les expulsions divisent les collectifs. Les partisans de la légalisation, qui veulent négocier le droit d’occuper les lieux sur le long terme, composent avec les pouvoirs publics en faisant valoir les bénéfices culturels et politiques de leur présence dans le quartier ou obtiennent parfois leur légalisation à l’issue d’un rapport de force. Devant la réussite de quelques expériences et le plébiscite de la population, plusieurs lieux ont été ainsi officialisés après évacuation des occupants, rachat par la mairie, travaux et remise à disposition des collectifs par le biais de conventions. Désormais incontournables et institutionnalisés, parfois malgré eux, ces « nouveaux territoires de l’art » redessinent les relations entre arts, territoires et populations ; certains vont jusqu’à s’intégrer aux normes des filières artistiques professionnalisées et des politiques culturelles publiques.
Cependant, un tri s’opère et certains lieux emblématiques se font expulser, non sans susciter une vive émotion. En effet, tous les résidents n’ont pas vocation à se transformer en porteur de projet ou ne sont pas enclins à dialoguer avec un interlocuteur institutionnel ou des maîtres d’ouvrages. Certains collectifs acceptent de jouer le jeu de la convention d’occupation précaire. Pour perdurer, ils déménagent au gré des appels à manifestation d’intérêt de préfiguration. Quelque part, ils deviennent là des pions parmi d’autres sur l’échiquier de l’urbanisme transitoire. En effet, ces dernières années, les friches ont fait couler beaucoup d’encre, elles sont tellement à la mode qu’on s’est mis à en créer.
L’immobilier contre-attaque
Les années 2000 ont vu l’augmentation très importante du foncier et de l’immobilier (prix multipliés par 3 en 20 ans en Île-de-France, par exemple). Par ailleurs, la durée moyenne des projets urbains a elle également augmenté, 10 ou 15 ans s’écoulant parfois avant la livraison d’un chantier. La ville est devenue un environnement d’autant plus complexe qu’elle se renouvelle sur elle-même ; interviennent alors faune et flore, découpage du foncier, fréquente pollution des sols et ainsi, une myriade d’acteurs.
La régularisation des occupations temporaires permet maintenant de les identifier comme des outils dans l’aménagement du territoire. Même si les municipalités consentent plus qu’avant à la présence d’espaces culturels au cœur des villes, la très forte dynamique d’urbanisme temporaire témoigne d’une transition économique dans une perspective lucrative. Les gros propriétaires, toujours à l’affût pour déjouer les pratiques illégales d’occupations, sont aussi soucieux d’économiser assurances, frais de gardiennage et d’entretien, et de limiter la détérioration et l’obsolescence de leur patrimoine. Il se mettent donc à lancer des appels à manifestation d’intérêt afin que leurs espaces désaffectés soient reconvertis provisoirement. Le recours à ces baux temporaires permettant d’accroître la valeur financière d’un projet immobilier, voire de préfigurer ses futurs usages, est de plus en plus systématique. Il faut noter ici que plus de la moitié des propriétaires de ces sites sont des acteurs publics (collectivités locales, bailleurs sociaux, Sncf).
Rentabilité et récupération
Sentant ici l’appât du gain, des investisseurs se sont peu à peu intronisés spécialistes dans l’aménagement du moindre interstice. Ces entrepreneurs ambitieux vont jusqu’à s’accaparer le nom, l’imaginaire politique et l’esthétique d’espaces anciennement squattés pour les transformer en valeurs marchandes. A la fois publics et privatisables, culturels et commerciaux, les lieux que gèrent ces agences, en mettant en place des logiques autant artistiques que marchandes, ont même finis par s’approprier le concept du moment : le tiers-lieu. Ils en ont fait un modèle économique viable souvent testé sur la capitale, mais dupliqué à l’envie sur tout le territoire. Certains vont même aujourd’hui jusqu’à dispenser des formations pour devenir « responsable de tiers-lieux culturels ». Pour tirer profit à tout prix du patrimoine industriel en jachère, on assiste donc ici au pillage de tous les codes du do it yourself. Les quelques ouvertures aux initiatives citoyennes qui persistent relèvent souvent de l’effet de vitrine, vernis humanitaire ou écologique suivant la mode du moment ; toute la portée subversive des squats est neutralisée.
Le diagnostic est sans appel : les friches actuelles ont transformées des valeurs d’usage en valeurs d’échange. Ces tiers-lieux culturels, comme ils se présentent aujourd’hui, délaissent la contre-culture au profit du co-working, ils font partie intégrante du processus de gentrification qui ronge nos agglomérations. En fin de convention, les populations locales, quand elles ne sont pas exclues par les vigiles dès l’ouverture du projet, sont laissées orphelines de pratiques créatives, puis appelées à laisser la place. Cette ville du futur, innovante, festive, écoresponsable, expérimentée ici, n’est pas pour elles.
Paradoxalement, la tentation pour beaucoup de porteurs de projets historiques est de réfléchir à l’acquisition de leurs murs. Toujours garants d’une mixité sociale et générationnelle et toujours au service de l’art, ils envisagent d’embrasser la sacro-sainte propriété privée pour continuer de s’affranchir du carcan institutionnel et lutter contre l’emprise des logiques marchandes – comme nous avons nous-mêmes tenté de le faire avec la SCIC Une mosaïque pour la Cathédrale[3]- afin que ces espaces puissent encore s’inscrire comme des lieux de respiration et de résistance indépendants. Car, comme le dit le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat, « chaque fois qu’un lieu est occupé, et qu’il devient la scène d’une création ou d’une revendication, alors, c’est la ville dans son ensemble qui respire mieux. Elle redevient disponible et accessible, disponible pour l’expression d’une citoyenneté, accessible à une activité de création[4]. »
Références bibliographiques
Fabrice Raffin, Friches industrielles. Un monde culturel européen en mutation, Paris, l’Harmattan, 2007.
Mickaël Correira, L’envers des friches industrielles, in “La revue du crieur”, n° 11, Paris, 2018, pp. 52-67.
Cécile Diguet, L’urbanisme transitoire, optimisation foncière ou fabrique urbaine partagée ?, Paris, IAU IdF, 2017.
Notes
↑1 | Né en Mars 1983, ce réseau constitua l’avant-garde d’une tentative de structuration. Il regroupe encore aujourd’hui près de 127 lieux de culture répartis dans 35 pays. Voir : https://teh.net/ |
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↑2 | Les tiers-lieux sont des espaces physiques pour ” faire ensemble “. Ces nouveaux lieux du lien social, de l’émancipation et des initiatives collectives se sont développés notamment grâce au déploiement du numérique partout sur le territoire français et remettent en lumière la pratique des communs. |
↑3 | Voir Danilo Proietti, ” Le commun quel intérêt ? L’exemple de la Cathédrale de Jean Linard “, Hors-les-Normes, 1, 2019. Aussi : site de la Cathédrale Linard |
↑4 | Pascal Nicolas-Le Strat, cit. in Emmanuelle Maunaye (dir.), Culture & musées, n°4, ” Friches, squats et autres lieux : les nouveaux territoires de l’art ? “, Arles : 2004, p. 14. |